Revenons à nos moutons. Je vous racontais que la nouvelle de l’aventure se répandit comme une traînée de poudre, gagnant le cœur de tous les Madrilènes, même si l’arrivée inopinée de l’héritier de la couronne britannique, comme on le sut plus tard, fit au roi et au comte d’Olivares l’effet d’un coup de pistolet entre les deux yeux. On sauvegarda les apparences, bien entendu. On multiplia témoignages de bienvenue et compliments. Pas un mot de l’escarmouche dans la ruelle. Diego Alatriste apprit ce qui s’était passé quand le comte de Guadalmedina rentra chez lui, tard dans la matinée, heureux d’avoir escorté sans encombre les deux jeunes gens et de s’être attaché leur gratitude ainsi que celle de l’ambassadeur d’Angleterre. Après les échanges de politesses de rigueur dans la Maison aux sept cheminées, Guadalmedina avait été mandé de toute urgence à l’Alcázar où il avait fait part de l’incident au roi et au Premier ministre. Ayant donné sa parole, le comte ne pouvait révéler les détails du guet-apens.
Sans encourir le mécontentement royal ni manquer à sa parole de gentilhomme, Álvaro de la Marca sut cependant donner quelques informations sans importance et, entre gestes, sous-entendus et silences, fit si bien que le roi comme son ministre comprirent, horrifiés, que les deux imprudents voyageurs avaient bien failli passer de vie à trépas dans une ruelle obscure de Madrid.
L’explication, ou du moins certaines des clefs qui permirent à Diego Alatriste de se faire une idée de qui jouait cette partie, lui vint de la bouche de Guadalmedina qui, après avoir passé la moitié de la matinée en allées et venues entre la Maison aux sept cheminées et le Palais royal, apporta des nouvelles fraîches, quoique peu rassurantes pour le capitaine.
— En réalité, l’affaire est simple, résuma le comte. L’Angleterre fait pression depuis longtemps pour qu’on célèbre ce mariage. Mais Olivares et le Conseil qui est placé sous son influence ne sont pas pressés. Qu’une infante de Castille épouse un prince anglican leur semble sentir le soufre… À dix-huit ans, le roi est trop jeune et, en ceci comme dans tout le reste, il se laisse guider par Olivares. En fait, les membres du cercle privé pensent que le ministre n’a pas l’intention de donner son aval aux épousailles, sauf si le prince de Galles se convertit au catholicisme. C’est pour cette raison qu’Olivares fait traîner les choses et que le jeune Charles a décidé de prendre le taureau par les cornes et de nous mettre devant le fait accompli.
Assis à la table recouverte de velours vert, Álvaro de la Marca prenait une collation. La matinée était déjà bien avancée. Les deux hommes se trouvaient de nouveau dans la pièce où, la veille au soir, le comte avait reçu Diego Alatriste. L’aristocrate mangeait avec grand appétit des beignets de poulet arrosés d’une demi-pinte de vin servi dans un carafon d’argent : son succès diplomatique et social dans cette affaire lui avait aiguisé l’appétit. Il avait invité Alatriste à s’asseoir à sa table, mais celui-ci s’y était refusé. Debout contre le mur, il regardait son protecteur manger. Il avait posé sa cape, son épée et son chapeau sur une chaise voisine et son visage mal rasé portait les traces d’une nuit blanche.
— Qui Votre Grâce pense-t-elle que ce mariage dérange le plus ?
Guadalmedina le regarda entre deux bouchées.
— Ouf. Bien des gens – il déposa son beignet sur son assiette et se mit à compter sur ses doigts luisant de graisse. En Espagne, l’Église et l’Inquisition sont absolument contre. À cela, il faut ajouter le pape, la France, la Savoie et Venise qui sont prêts à tout pour empêcher une alliance entre l’Angleterre et l’Espagne… Imagines-tu ce qui serait arrivé si tu avais tué le prince et Buckingham hier soir ?
— La guerre avec l’Angleterre, je suppose. Le comte se remit à manger.
— Tu supposes bien, fit-il, la mine sombre. Pour le moment, tout le monde est d’accord pour garder le silence. Le prince de Galles et Buckingham soutiennent qu’ils ont été attaqués par de vulgaires malandrins. Le roi et Olivares ont fait comme s’ils les croyaient. Ensuite, dans le privé, le roi a demandé à son conseiller de faire enquête et celui-ci lui a promis de s’en occuper – Guadalmedina s’arrêta pour boire un long trait de vin, puis s’essuya la moustache et la barbe avec une énorme serviette blanche que l’empois faisait craquer… Connaissant Olivares, je suis convaincu qu’il a pu monter le coup, mais je ne le crois pas capable d’être allé aussi loin. La trêve avec la Hollande ne tient plus que par un fil et il serait absurde de détourner nos forces pour une entreprise inutile contre l’Angleterre…
Le comte avala ce qui restait de son beignet en regardant distraitement la tapisserie flamande qui pendait au mur derrière son interlocuteur : des chevaliers assiégeant un château et des soldats enturbannés qui leur lançaient des flèches et des pierres du haut des créneaux, l’air féroce. Il y avait plus de trente ans qu’elle était là, depuis que le vieux général Don Fernando de la Marca s’en était emparé durant le dernier sac d’Anvers, à l’époque glorieuse du grand roi Philippe II. Et maintenant, son fils Álvaro mastiquait lentement devant elle, songeur. Puis il tourna les yeux vers Diego Alatriste.
— Ces hommes masqués qui ont loué tes services peuvent être des agents payés par Venise, la Savoie, la France ou d’autres. Va donc savoir. Es-tu sûr qu’ils étaient espagnols ?
— Comme Votre Grâce et moi-même. Et il s’agissait de gens de qualité.
— Ne te fie pas à la qualité. Ici, tout le monde prétend la même chose : celui-ci est vieux chrétien, celui-là hidalgo ou gentilhomme. Hier, j’ai dû me défaire de mon barbier qui voulait me raser avec son épée à la ceinture. Même les laquais portent la leur. Et comme le travail est le début du déshonneur, plus personne ne fait rien.
— Ceux dont je parle étaient vraiment des gens de qualité. Et ils étaient espagnols.
— Bon. Espagnols ou pas, le résultat est le même. Les étrangers peuvent bien acheter ici qui bon leur semble… – l’aristocrate eut un petit rire amer. Dans cette Espagne autrichienne, mon cher, avec de l’or on peut acheter aussi bien le noble que le vilain. Tout est à vendre, sauf l’honneur national. Et même lui, on le trafique en douce à la première occasion. Pour le reste, que veux-tu que je te dise. Notre conscience… – il lança un regard au capitaine par-dessus le carafon d’argent. Nos épées…
— Ou nos âmes, fit Alatriste.
Guadalmedina but une gorgée sans le quitter des yeux.
— Oui. Tes hommes masqués peuvent tout aussi bien être à la solde de notre bon pontife Grégoire XV. Le Saint-Père ne peut pas souffrir les Espagnols.
Aucun feu ne brûlait dans la grande cheminée de pierre et de marbre. Le soleil qui entrait par les fenêtres était à peine tiède. Mais à cette seule mention de l’Église, Diego Alatriste eut l’impression d’avoir trop chaud. L’image sinistre du père Emilio Bocanegra traversa de nouveau sa mémoire, comme un spectre. Il avait passé la nuit à la voir se profiler sur le plafond noir de sa chambre, entre les ombres des arbres derrière la fenêtre, dans la pénombre du corridor. Et la lumière du jour ne suffisait pas à la faire s’évanouir. Les paroles de Guadalmedina l’avaient fait renaître, comme un mauvais présage.
— Qui qu’ils soient – continuait le comte –, leur objectif est clair : empêcher le mariage, donner une terrible leçon à l’Angleterre et faire éclater la guerre entre les deux nations. Et toi, tu as tout mis par terre en changeant d’idée. Tu es vraiment passé maître dans l’art de te faire des ennemis. À ta place, je ferais attention à ma peau. Le problème, c’est que je ne peux te protéger davantage. Si tu restais ici, je me trouverais compromis. À ta place, je ferais un long voyage, très loin… Et quoi que tu saches, n’en parle à personne, même pas dans le secret du confessionnal. Si un prêtre l’apprend, il jettera sa soutane aux orties, vendra ton secret, et sa fortune sera faite.