— Et l’Anglais ?… Est-il en sécurité ?
Guadalmedina lui en donna l’assurance. Maintenant que toute l’Europe était au courant de sa présence à Madrid, l’Anglais était autant à l’abri que dans sa maudite Tour de Londres. Olivares et le roi pouvaient multiplier les atermoiements et les démonstrations d’affection, lui faire promesse après promesse jusqu’à ce qu’il se lasse, jamais ils ne laisseraient qu’on attentât à sa vie.
— De plus, continua le comte, Olivares est malin et il sait improviser. Il change facilement d’idée, et le roi avec lui. Sais-tu ce qu’il a dit ce matin au prince de Galles, devant moi ?… Que s’il n’obtenait pas de dispense de Rome et ne pouvait lui donner l’infante comme épouse, il la lui donnerait comme maîtresse… Cet Olivares est vraiment incroyable ! Un fils à putain malgré tous ses grands airs, habile et dangereux, plus rusé qu’un renard. Et Charles est content, car il est sûr de tenir Maria dans ses bras.
— Sait-on ce qu’elle pense ?
— Elle a vingt ans, alors tu peux imaginer. Elle se laisse désirer. Qu’un hérétique de sang royal, jeune et joli garçon, soit capable de ce qu’il a fait pour elle la repousse et la fascine en même temps.
Mais c’est une infante de Castille et le protocole passe avant tout. Je doute qu’on les laisse roucouler seul à seul le temps de dire un Ave Maria… Justement, il m’est venu le début d’un sonnet alors que je rentrais ici :
Le prince de Galles vint ici galamment en quête d’infante, de noce et de thalame. Or il ne savait, ce léopard, que la flamme ne couronne point l’audacieux, mais le patient.
— … Qu’en penses-tu ?
Álvaro de la Marca regardait d’un air interrogateur Alatriste qui souriait légèrement, amusé et prudent, préférant ne pas donner son opinion. Pardieu, je ne suis pas Lope de Vega, j’en conviens. Et j’imagine que ton ami Quevedo y trouverait beaucoup à redire. Mais venant de moi, je ne suis pas trop mécontent… Si tu vois ces vers circuler sur des feuilles anonymes, au moins tu sauras de qui ils sont – le comte vida ce qu’il restait de vin et se leva en jetant sa serviette sur la table. Revenons à des choses plus sérieuses. Il est clair qu’une alliance avec l’Angleterre nous serait profitable dans nos démêlés avec la France qui, après les protestants, et je dirais même avant eux, est notre principale menace en Europe. Peut-être le roi et Olivares finiront-ils par changer d’avis et autoriseront-ils le mariage. Mais, si j’en crois ce qu’ils m’ont confié dans le secret de leur cabinet, j’en serais fort surpris.
Il fit quelques pas dans la pièce, regarda une fois de plus la tapisserie volée par son père à Anvers, puis s’arrêta, songeur, devant la fenêtre.
— De toute façon, reprit-il, frapper de nuit un voyageur anonyme qui officiellement ne se trouvait pas ici était une chose. Attenter aujourd’hui à la vie du petit-fils de Marie Stuart, hôte du roi d’Espagne et futur monarque d’Angleterre, en est une autre bien différente. Le moment n’est plus propice. Pour cette raison, je m’imagine que tes hommes masqués sont furieux et qu’ils réclament vengeance. Et il ne leur conviendrait pas que des témoins puissent parler. Or, la meilleure manière de réduire un témoin au silence est encore de le transformer en cadavre… – il regardait fixement son interlocuteur. Comprends-tu la situation ? Tant mieux. Et maintenant, capitaine Alatriste, je t’ai consacré trop de temps. J’ai à faire. Par exemple terminer mon sonnet. Alors, débrouille-toi et que Dieu te protège.
Tout Madrid était en fête, et la curiosité populaire avait transformé les abords de la Maison aux sept cheminées en un pittoresque rassemblement de foule. Des groupes de curieux remontaient la rue d’Alcalá jusqu’à l’église des carmes déchaussés où ils se pressaient devant l’hôtel de l’ambassadeur d’Angleterre. Quelques alguazils tenaient mollement à l’écart la foule qui applaudissait au passage tous les carrosses qui entraient ou sortaient du palais. On réclamait à grands cris que le prince de Galles sortît saluer. Et quand, vers le milieu de la matinée, un jeune homme blond apparut un instant à une fenêtre, il fut accueilli par une ovation tonitruante à laquelle il répondit d’un geste de la main, si affable qu’il conquit immédiatement le cœur de la populace rassemblée dans la rue. Généreux, aimable, accueillant avec ceux qui savaient toucher son cœur, le peuple madrilène dispensa à l’héritier du trône d’Angleterre, pendant les mois qu’il passa à la cour, des marques toujours identiques d’affection et de bienveillance. L’histoire de notre malheureuse Espagne eût été bien différente si l’élan du peuple, souvent généreux, l’avait emporté sur l’aride raison d’État, l’égoïsme, la vénalité et l’incompétence de nos hommes politiques, de nos nobles et de nos monarques. Le chroniqueur anonyme le fait dire à ce même peuple dans le vieux Romancero du Cid, et qui ne se souviendrait de ces mots à considérer la triste histoire de nos gens qui toujours donnèrent le meilleur d’eux-mêmes, leur candeur, leur argent, leur travail et leur sang, et furent si mal payés de retour : « Quel bon vassal ferait-il si bon seigneur il avait. »
Bref, tout Madrid vint ce matin-là fêter le prince de Galles, et j’y fus moi-même en compagnie de Caridad la Lebrijana qui n’aurait pour rien au monde voulu manquer le spectacle. Je ne sais plus si je vous ai déjà raconté que Caridad avait à l’époque trente ou trente-cinq ans. C’était une Andalouse belle et vulgaire, brune, encore appétissante et fougueuse, avec de grands yeux noirs et vifs, une poitrine opulente. Elle avait joué la comédie pendant cinq ou six ans, puis avait putassé à peu près autant de temps dans une maison de la rue Huertas. Lassée de cette vie, ses premières rides venues, elle avait acheté avec ses économies la Taverne du Turc dont elle vivait à présent plus ou moins décemment. J’ajouterai encore, sans trahir aucun secret, que Caridad la Lebrijana était amoureuse jusqu’au fond de l’âme de mon maître Diego Alatriste et qu’à ce titre elle lui faisait crédit du manger et du boire. Que le logement du capitaine communiquât par la cour avec la porte de derrière de la taverne et la demeure de Caridad n’était pas étranger au fait qu’ils partageaient la même couche avec une certaine fréquence. À dire vrai, le capitaine se montra toujours discret en ma présence, mais quand on vit avec quelqu’un, on finit par remarquer certaines choses. Et moi, quoique bien jeune et à peine sorti de mon Onate natal, je n’avais rien d’un niais.
Je disais donc que j’accompagnai Caridad ce jour-là jusqu’à l’hôtel de l’ambassadeur d’Angleterre, où nous nous perdîmes dans la foule qui acclamait le prince de Galles, entre oisifs et gens de toutes conditions attirés par la curiosité. La rue était devenue encore plus bruyante et animée que le parvis de San Felipe. Les marchands vendaient leurs rafraîchissements, leurs pâtés et leurs conserves, on improvisait des tavernes où l’on se restaurait debout pour quelques pièces de monnaie, les mendiants parcouraient la foule, des groupes de suivantes, d’écuyers et de pages se faisaient et se défaisaient, toutes sortes d’épices et d’inventions fabuleuses circulaient de main en main, on se racontait les dernières nouvelles et rumeurs venues du palais. Chacun louait la persévérance et l’audace chevaleresque du jeune prince dont toutes les langues, particulièrement celles des femmes, vantaient l’élégance et l’attrait, le raffinement des habits, comme ceux de Buckingham. Et c’est ainsi, dans le tohu-bohu le plus complet, à l’espagnole, que passa la matinée.
— Il est bien fait ! dit Caridad la Lebrijana quand nous vîmes le présumé prince apparaître à la fenêtre. La taille fine et de la grâce… Notre infante et lui feraient un bien beau couple !