Elle essuya ses larmes avec les pointes de son fichu. Comme la majeure partie du public féminin, elle était du côté de l’amoureux. L’audace de son geste avait gagné le cœur des femmes et toutes considéraient la chose faite.
— Dommage que le mignon soit hérétique. Mais tout s’arrangera avec un bon confesseur et un baptême – dans son ignorance, la brave femme croyait que les anglicans étaient comme les Turcs et que personne ne les baptisait… Cette princesse-là vaut bien une messe !
Elle riait, secouant son opulente poitrine qui me fascinait et qui, d’une certaine manière – à l’époque, je n’aurais pu me l’expliquer –, me rappelait celle de ma mère. Je me souviens parfaitement de la sensation que provoquait en moi le décolleté de Caridad la Lebrijana quand elle se penchait pour servir à table et que sa blouse se tendait sous le poids de ces deux globes, grands, bruns et remplis de mystère. Je me demandais souvent ce que le capitaine en faisait lorsqu’il m’envoyait faire des courses ou jouer dans la rue pour rester seul avec elle. Et moi, tandis que je descendais l’escalier, j’entendais Caridad rire là-haut, d’un rire fort et joyeux.
Nous étions donc là, applaudissant avec enthousiasme toutes les silhouettes qui apparaissaient aux fenêtres quand le capitaine Alatriste nous rejoignit. Ce n’était pas, tant s’en faut, la première fois qu’il passait la nuit dehors et j’avais dormi comme un loir, sans aucune inquiétude. Mais quand je le vis devant la Maison aux sept cheminées, je devinai qu’il était arrivé quelque chose. Il avait son chapeau bien enfoncé sur la tête, sa cape jetée autour du cou, les joues mal rasées malgré l’heure, lui le vieux soldat discipliné, toujours si digne dans son apparence. Ses yeux clairs semblaient aussi fatigués et méfiants. Il marchait dans la foule avec l’allure de quelqu’un qui s’attend à recevoir un mauvais coup d’un instant à l’autre. Nous échangeâmes quelques mots et il parut se détendre un peu quand je lui donnai l’assurance que personne n’était venu pour lui, ni dans la nuit ni dans la matinée. Caridad le lui confirma pour ce qui concernait la taverne : ni inconnus ni questions indiscrètes. Alors que je m’étais un peu éloigné, j’entendis Caridad lui demander à voix basse dans quel guêpier il s’était encore fourré. Je me retournai pour les regarder à la dérobée, mais Diego Alatriste se contenta de garder le silence, les yeux fixés sur les fenêtres de l’ambassadeur d’Angleterre.
Il y avait aussi parmi les badauds des gens de qualité en chaise à porteurs ou en voiture, et deux ou trois carrosses dont les rideaux s’écartaient sous la main des dames et de leurs duègnes. Les vendeurs ambulants s’approchaient pour leur offrir rafraîchissements et friandises. En regardant autour de moi, il me sembla reconnaître une voiture : tirée par deux bonnes mules, elle était de couleur sombre, sans armoiries sur la portière. Le cocher bavardait avec un groupe de curieux, de sorte que je pus m’approcher jusqu’au marchepied sans être importuné. Et là, à la portière, un regard bleu et des boucles blondes suffirent pour me donner la certitude que mon cœur, qui battait si follement dans ma poitrine, ne m’avait pas trompé.
— Je suis votre serviteur, dis-je en me donnant beaucoup de mal pour assurer ma voix.
Angélica d’Alquézar était si jeune à l’époque que j’ignore comment elle put sourire ainsi, ce matin-là, devant la Maison aux sept cheminées. Ce qui est sûr, c’est qu’elle esquissa un sourire lent, très lent, un sourire de dédain en même temps que de sagesse infinie. Un de ces sourires qu’aucune petite fille n’a encore eu le temps d’apprendre, mais qui vient seul et où se reflètent toute la lucidité et la sagacité dont seules les femmes sont capables, fruit de siècles et de siècles passés à voir silencieusement les hommes commettre toutes leurs stupidités. J’étais alors trop jeune pour savoir à quel point les hommes peuvent être sots et ce qui se peut apprendre dans les yeux et le sourire des femmes. Bien des malheurs de ma vie adulte m’auraient été épargnés si j’avais consacré plus de temps à observer le regard des femmes. On devrait tirer leçon de ses erreurs mais, quand on les comprend enfin, il est souvent trop tard.
Toujours est-il que la petite fille blonde, aux yeux aussi clairs que le ciel de Madrid par une glaciale journée d’hiver, sourit en me reconnaissant. Elle se pencha à peine vers moi dans un froissement de soie et posa une main blanche et délicate sur l’encadrement de la portière. J’étais à côté du marchepied de la voiture de ma jeune dame et l’euphorie de cette matinée, ajoutée à la tournure romanesque des événements auxquels nous assistions, enflammèrent mon audace. Je tirais aussi un peu d’aplomb du fait que ce jour-là je n’étais point trop mal vêtu, d’un pourpoint marron foncé et de vieilles culottes du capitaine Alatriste que le fil et l’aiguille de Caridad la Lebrijana avaient mis à ma taille, les faisant paraître comme neuves.
— Cette fois-ci, il n’y a pas de boue dans la rue, dit-elle, et sa voix me fit tressaillir au plus profond de moi-même.
Ce ton tranquille et séducteur n’avait rien d’enfantin. Il était même presque un peu grave pour son âge. Certaines dames en usaient parfois pour s’adresser à leurs galants lors des spectacles qu’on donnait sur les places et à la comédie. Pourtant, Angélica d’Alquézar – dont j’ignorais encore le nom – n’était pas une actrice mais une petite fille. Personne ne lui avait appris à feindre cette sorte de sombre écho, cette manière de prononcer les mots d’une façon qui vous faisait vous sentir un homme et, plus encore, le seul qui existât.
— Il n’y a pas de boue, répétai-je, sans trop savoir ce que je disais. Et je le regrette, car j’en suis empêché de peut-être vous servir de nouveau.
Sur ce, je pressai ma main sur mon cœur. Vous reconnaîtrez que je m’en tirai plutôt bien et que ma réponse galante, accompagnée de mon geste, furent à la hauteur autant de la dame que des circonstances. Ce qui dut être le cas, car au lieu de se désintéresser de moi, elle m’adressa un autre sourire. Et je me crus alors le jeune garçon le plus heureux, le plus élégant et le plus noble du monde.
— C’est le page dont je vous ai parlé, dit-elle alors en s’adressant à quelqu’un qui était assis à côté d’elle mais que je ne pouvais voir. Il s’appelle Iňigo et il habite rue de l’Arquebuse – elle s’était tournée vers moi qui la regardais bouche bée, fasciné qu’elle pût se souvenir de mon nom. Page d’un capitaine, n’est-ce pas ?… Un certain capitaine Batiste ou Eltriste. Il y eut un mouvement dans la pénombre de la voiture. Derrière la fillette apparurent d’abord une main aux ongles en deuil, puis un bras vêtu de noir qui s’appuya sur l’encadrement de la portière. Suivirent une cape, noire elle aussi, et un pourpoint portant l’insigne rouge de l’ordre de Calatrava et enfin, au-dessus d’une petite collerette mal empesée, le visage d’un homme de quarante ou cinquante ans, la tête ronde, le cheveu rare et vilain, terne et gris comme sa moustache et sa barbiche. Malgré ses vêtements solennels, tout en lui produisait une sensation indéfinissable de vile vulgarité : les traits ordinaires et antipathiques, le cou épais, le nez un peu rouge, la malpropreté des mains, la manière dont il penchait la tête de côté et surtout ce regard arrogant et fourbe de nouveau riche, influent et puissant. Je fus incommodé de savoir que cet individu partageait une voiture, et peut-être des liens de sang, avec ma bien-aimée si jeune et si blonde. Mais le plus inquiétant fut l’étrange lueur qui brilla dans ses yeux, l’expression de haine et de colère que j’y vis apparaître quand la petite fille prononça le nom du capitaine Alatriste.