VII
LA PROMENADE DU PRADO
Le lendemain était un dimanche. Commencé comme une fête, il faillit bien se terminer par une tragédie pour Diego Alatriste et pour moi. Mais chaque chose en son temps. Commençons par la fête. En attendant la présentation officielle devant la cour et l’infante, le roi Philippe IV avait ordonné une promenade en l’honneur de ses illustres hôtes. À l’époque, la promenade était une sorte de fête à laquelle tout Madrid accourait, à pied, à cheval ou en voiture. On passait par la Calle Mayor, entre Santa Maria de la Almudena, le parvis de San Felipe et la Puerta del Sol, ou bien l’on descendait plus loin encore, jusqu’aux jardins du duc de Lerma, au monastère de Saint-Jérôme et au Prado du même nom. Voie de passage obligée entre le centre de la ville et l’Alcázar, la Calle Mayor était la rue des orfèvres, des joailliers et des boutiques élégantes, raison pour laquelle en fin d’après-midi elle se remplissait de dames dans leurs carrosses et de cavaliers qui paradaient devant elles. Quant au Prado des moines de Saint-Jérôme, agréable pendant les journées de soleil hivernal et les après-midi d’été, c’était un lieu rempli d’arbres verdoyants. On y comptait vingt-trois fontaines, d’innombrables haies et une grande allée bordée de peupliers sur laquelle circulaient voitures et piétons en conversation animée. C’était aussi le lieu des rendez-vous mondains et galants, propices aux rencontres furtives des amoureux. Tout le gratin de la cour prenait plaisir à contempler son paysage. Mais personne n’a mieux chanté le pittoresque de cette promenade que Don Pedro Calderón de la Barca, quelques années plus tard, dans une de ses comédies :
Le matin je me trouverai à l’église pour vos prières ; et l’après-midi, je l’espère, sur le parvis je vous verrai ; au crépuscule m’en irai, en faisant cortège, au Prado ; puis dans ma cape, incognito : prévenances de mon amour, voyez Calle Mayor ce tour de messe, coche, cour et Prado.
Le lieu tout trouvé donc pour que notre monarque, Philippe IV, galant comme tous les jeunes gens, décidât d’y organiser la première rencontre officieuse entre sa sœur l’infante et le fougueux prétendant anglais. Naturellement, tout devait se dérouler selon l’immuable cérémonial de la cour espagnole dont personne n’aurait songé à s’écarter. Ne nous étonnons donc point si la visite inattendue de l’illustre prétendant fut accueillie par le monarque comme une occasion inespérée de rompre avec la rigide étiquette du palais et d’improviser des fêtes. On organisa une promenade en carrosses à laquelle participa tout ce qui comptait à Madrid, et le bon peuple fut témoin de cette glorieuse cavalcade qui faisait tant honneur à l’orgueil national et qui parut certainement fort singulière aux deux Anglais. Le fait est que lorsque le futur Charles Ier voulut simplement saluer celle qu’il entendait prendre pour épouse, le comte d’Olivares et les autres conseillers, usant de toute leur diplomatie, se regardèrent gravement avant de répondre à Son Altesse qu’elle allait un peu vite en besogne. Il était impossible que quelqu’un, fût-il le prince de Galles, qui n’avait pas encore été officiellement présenté, pût parler ou même s’approcher de l’infante Dona Maria ou de toute autre dame de la famille royale. Leurs voitures se croiseraient en toute modestie, et rien de plus.
J’étais dans la rue avec les curieux et je dois reconnaître que le spectacle fut un comble de galanterie et de raffinement auquel participa toute la bonne société de Madrid, vêtue de ses plus beaux atours. Mais en même temps, à cause de l’incognito encore officiel de nos visiteurs, tout le monde se comporta avec le plus grand naturel, comme si de rien n’était. Le prince de Galles, Buckingham, l’ambassadeur d’Angleterre et le comte de Gondomar, notre envoyé à Londres, se trouvaient à la porte de Guadalajara dans une voiture fermée – un carrosse invisible, car on avait expressément interdit de l’acclamer ou de signaler sa présence – et c’est de là que Charles vit passer pour la première fois les voitures dans lesquelles la famille royale avait pris place. Dans l’une d’elles, à côté de notre si belle reine, Doña Isabelle de Bourbon, à peine âgée de vingt ans, le prince de Galles vit enfin l’infante Dona Maria qui, dans tout l’éclat de sa jeunesse, était aussi blonde et belle que discrète dans sa robe de brocart. Elle portait au bras un ruban bleu afin que son prétendant pût la reconnaître. Allant et venant par la Calle Mayor et le Prado, le carrosse passa trois fois de suite devant celui des Anglais et, même si le prince n’eut le temps que d’entrevoir des yeux bleus et une chevelure d’or ornée de plumes et de pierreries, on dit qu’il s’éprit follement de notre infante. Ce qui doit être vrai, car il allait rester cinq mois à Madrid dans le seul but qu’on la lui donne enfin pour épouse, tandis que le roi le traitait comme un frère et que le comte d’Olivares le faisait lanterner et le berçait de promesses avec la plus grande diplomatie du monde. La manœuvre eut au moins un avantage : tant qu’il y eut espérance d’épousailles, les Anglais cessèrent de nous narguer et leurs pirates, leurs corsaires, tous plus enfants de putain les uns que les autres, cessèrent de s’en prendre à nos galions. Toujours ça de gagné.
Faisant fi des conseils du comte de Guadalmedina, le capitaine Alatriste ne prit pas la fuite ni ne chercha à se cacher. Nous avons vu au chapitre précédent que, le matin même où Madrid apprenait l’arrivée du prince de Galles, le capitaine vint se promener devant la Maison aux sept cheminées. J’eus encore l’occasion de le voir parmi la foule qui encombrait la Calle Mayor pendant la fameuse promenade de ce dimanche, en train de regarder d’un air pensif le carrosse des Anglais. Cette fois, le bord de son chapeau lui dissimulait le visage et le col de sa cape était bien remonté. Après tout, même courtois et courageux, rien ne l’obligeait à crier sa présence sur tous les toits.
Le capitaine ne m’avait rien dit de l’aventure, mais je savais que quelque chose se passait. La nuit suivante, il m’avait envoyé dormir chez Caridad la Lebrijana, sous prétexte qu’il devait recevoir des gens pour une affaire. Mais je sus plus tard qu’il la passa éveillé, avec ses deux pistolets armés, son épée et sa dague. Rien n’arriva cependant et, aux premières lueurs de l’aube, il put s’endormir tranquillement. C’est ainsi que je le trouvai le lendemain matin. Sa lampe fumait encore, vidée de son huile. Il s’était jeté tout habillé sur son lit dans ses vêtements froissés, ses armes à portée de la main. De sa bouche entrouverte sortait un souffle rauque et il avait le front plissé.
Le capitaine Alatriste était fataliste. Peut-être sa condition de vieux soldat – il s’était battu en Flandre et en Méditerranée après s’être échappé de l’école pour s’engager comme page et tambour à l’âge de treize ans – avait-elle laissé en lui cette manière si particulière d’affronter le risque, les mauvais moments, les incertitudes et les désagréments d’une vie amère, difficile, avec le stoïcisme de celui qui s’est habitué à ne pas attendre autre chose. Son caractère correspondait bien à la définition que le maréchal de Gramont allait donner un peu plus tard des Espagnols : « Le courage leur est assez naturel, comme la patience dans les travaux et la confiance dans l’adversité… Les soldats s’étonnent rarement de leurs revers et se consolent dans l’espérance du prompt retour de leur bonne fortune… Ou à celle de Mme d’Aulnoy qui disait : « On les voit exposés aux injures du temps, dans la misère, et malgré tout, plus braves, superbes et orgueilleux que dans l’opulence et la prospérité »… Pardieu, tout cela est fort vrai. Et moi qui connus ces temps difficiles, et ceux pires encore qui allaient suivre, je peux en attester. Diego Alatriste gardait sa fierté et sa superbe par-devers lui, ne les manifestant que par des silences entêtés. J’ai déjà dit qu’à la différence de tant de bravaches qui se tortillaient la moustache et parlaient fort dans la rue et sur les places publiques, jamais je ne l’entendis fanfaronner sur sa longue carrière militaire. Mais il arrivait parfois que d’anciens compagnons d’armes, autour d’un pichet de vin, racontassent des histoires où il jouait un rôle. Je les écoutais avec avidité. Car, à mon jeune âge, Diego Alatriste était l’image du père que j’avais perdu dans les guerres du roi : un de ces hommes petits, durs et vaillants dont l’Espagne fut toujours prodigue pour le meilleur et pour le pire, ceux dont parlait Calderón – mon maître Alatriste, où qu’il soit, me pardonnera bien de tant citer Don Pedro Calderón, au lieu de son bien-aimé Lope de Vega :