…Ils souffrent debout, calmement, l’air grave, bien ou mal payés. Par rien au monde épouvantés et quoique fiers, ils sont patients.
Ils souffrent tout en tout assaut mais ne souffrent le verbe haut.
Je me souviens d’un épisode qui m’impressionna tout particulièrement, surtout parce qu’il définissait bien le tempérament du capitaine Alatriste. Juan Vicuna, sergent dans un régiment de cuirassiers lors du désastre de nos Tercios dans les dunes de Nieuport – malheureuses les mères qui y eurent un fils –, nous raconta plusieurs fois la défaite des Espagnols en déplaçant des bouts de pain et des pichets de vin sur la table de la Taverne du Turc. Lui, mon père et Diego Alatriste avait eu la bonne fortune de voir le soleil se coucher à l’issue de cette funeste journée, ce que l’on ne peut dire de leurs cinq mille compatriotes, et parmi eux cent cinquante chefs et capitaines, morts sous les coups des Hollandais, des Anglais et des Français qui, même s’ils guerroyaient fréquemment entre eux, n’hésitaient pas à se liguer contre nous lorsqu’il s’agissait de nous écraser. À Nieuport, tout alla à merveille pour nos ennemis : le mestre de camp Don Gaspar Zapena trouva la mort, l’amiral d’Aragon fut fait prisonnier, de même que d’autres hauts personnages. Nos troupes se débandaient. Juan Vicuna, ayant perdu presque tous ses officiers, blessé au bras que la gangrène allait lui emporter quelques semaines plus tard, s’était retiré avec sa compagnie décimée et le reste des troupes étrangères alliées. Et Vicuna racontait qu’il regardait une dernière fois en arrière, avant de fuir ventre à terre, quand il avait vu comment les soldats du vieux Tercio de Carthagène – dans les rangs duquel se battaient mon père et Alatriste – tentaient d’abandonner le champ de bataille jonché de cadavres au milieu d’une nuée d’ennemis qui les criblaient de balles et de mitraille. Aussi loin que portait la vue, ce n’était que morts, agonisants et hommes en fuite, disait Vicuna. Pourtant, en plein désastre, sous le soleil qui embrasait les dunes de sable, dans le vent violent qui les enveloppait de fumée et de poudre, les compagnies du vieux Tercio, leurs piques hérissées, formées en carré autour de leurs drapeaux déchiquetés par la mitraille, crachant de leurs mousquets sur les quatre côtés, se retiraient très lentement en conservant leur formation, impassibles, serrant les rangs pour refermer chaque brèche ouverte par l’artillerie de l’ennemi qui n’osait s’approcher. Sur les hauteurs, les soldats prenaient avec calme les ordres de leurs officiers, puis poursuivaient leur marche sans cesser de combattre, terribles jusque dans la défaite, comme à la parade, au lent battement de leurs tambours.
— Le Tercio de Carthagène arriva à Nieuport à la tombée de la nuit, concluait Vicuna, déplaçant de son unique main les derniers morceaux de pain et les pichets qui restaient sur la table. Toujours au pas, sans se presser : sept cents sur les mille cinq cents hommes qui avaient commencé la bataille… Lope Balboa et Diego Alatriste étaient du nombre, noirs de poussière, épuisés, mourant de soif. Ils avaient eu la vie sauve en refusant de rompre les rangs, en gardant leur sang-froid dans le désastre général. Mais savez-vous, messieurs, quelles furent les paroles de Diego Alatriste quand je courus le serrer dans mes bras pour le féliciter d’être encore de ce monde ?… Il me fixa de son regard étrange, de ses yeux glacés comme les maudits canaux de Hollande, et me dit : « Nous étions trop fatigués pour courir. »
On ne vint pas le chercher en pleine nuit, comme il s’y attendait, mais dans l’après-midi et d’une façon plus ou moins officielle. On frappa à la porte et, quand j’ouvris, je me trouvai nez à nez avec la sombre silhouette du lieutenant d’alguazils Martin Saldana. Des argousins venus avec lui se tenaient dans l’escalier et dans la cour. J’en dénombrai une demi-douzaine dont plusieurs avaient l’épée au clair.
Saldana entra, armé jusqu’aux dents, et referma la porte derrière lui en gardant son chapeau sur sa tête, l’épée au baudrier. En bras de chemise, Alatriste s’était levé et attendait au milieu de la pièce, retirant la main de la dague sur laquelle il l’avait immédiatement posée en entendant qu’on frappait à la porte.
— Pardieu, Diego, tu me facilites trop les choses, dit Saldana d’un air grognon, faisant mine de ne pas voir les deux pistolets posés sur la table. Tu aurais au moins pu quitter Madrid. Ou changer de logement.
— Ce n’est pas toi que j’attendais.
— Je peux le croire.
Saldana jeta enfin un bref regard aux pistolets, fit quelques pas dans la pièce, ôta son chapeau et le posa sur les deux armes. Mais tu attendais quelqu’un.
— Et qu’ai-je fait cette fois-ci ?
Inquiet, je les regardais de l’autre pièce. Saldana se tourna vers moi. Lui aussi avait été ami de mon père, en Flandre.
— Que le diable m’emporte si je le sais, répondit-il au capitaine. Mes ordres sont de t’emmener avec moi, mort si tu résistes.
— De quoi m’accuse-t-on ? Le lieutenant d’alguazils haussa les épaules, évasif.
— On ne t’accuse de rien. Quelqu’un veut te parler.
— Et qui a donné cet ordre ?
— Cela ne te regarde pas. On me l’a donné et c’est tout – il regardait le capitaine avec lassitude, comme s’il lui reprochait de se trouver dans cette situation… On peut savoir ce qui se passe, Diego ? Tu n’imagines pas ce qui pèse sur toi.
Alatriste tordit sa moustache dans un sourire où il n’y avait nulle trace de bonne humeur.
— Je me suis contenté d’accepter le travail que tu m’avais recommandé.
— Alors, maudite soit cette heure, et que je sois maudit, moi aussi !
Saldana poussa un profond soupir.
— Pardieu, ceux qui t’ont engagé ne semblent pas satisfaits de son exécution.
— Ce travail était trop sale, Martin.
— Sale ?… Et qui s’en soucie ? Je ne crois pas avoir fait un travail propre depuis trente ans. Et je crois bien que toi non plus.
— C’était un sale travail, même pour nous autres.
— Arrête.
Saldana leva les mains, comme pour l’empêcher d’en dire plus. Je ne veux rien savoir, rien. Par les temps qui courent, en savoir trop est pire que de ne pas en savoir assez… – il regarda de nouveau Alatriste, mal à l’aise mais décidé. Viens-tu de ton plein gré ?
— Quelles sont mes chances ?
Saldana ne réfléchit que quelques instants.
— Eh bien, je peux traîner un peu ici pendant que tu tentes le sort avec les gens que j’ai postés dehors… Ce ne sont pas de très bonnes lames, mais ils sont six. Et je doute que tu arrives jusqu’à la rue sans recevoir au moins un ou deux coups d’épée et une balle de pistolet.
— Et en cours de route ?
— La voiture est fermée. Tu n’auras aucune chance. Tu aurais dû filer avant notre arrivée. Tu avais amplement le temps de le faire – il le regarda d’un air lourd de reproches. Que j’aille en enfer si je pensais te trouver ici !
— Et où m’emmènes-tu ?
— Je ne peux pas te le dire. En fait, je t’en ai déjà dit beaucoup trop… – j’étais toujours à la porte de l’autre chambre, muet comme une carpe, et le lieutenant d’alguazils se tourna vers moi pour la seconde fois… Tu veux que je m’occupe du petit ?