— Non, laisse-le – Alatriste ne me regarda même pas, absorbé dans ses réflexions. Caridad la Lebrijana s’en chargera.
— Comme tu veux. Viens-tu ?
— Dis-moi où nous allons, Martin. L’autre secoua la tête.
— Je t’ai déjà dit que je ne peux pas.
— A la prison de Madrid ?
Le silence de Saldana fut éloquent. C’est alors que je vis se dessiner sur le visage du capitaine Alatriste cette grimace qui souvent lui tenait lieu de sourire.
— Dois-tu me tuer ? demanda-t-il d’une voix égale.
Saldana secoua encore une fois la tête.
— Non. Je te donne ma parole que mes ordres sont de t’emmener vivant si tu ne résistes pas… Te laissera-t-on sortir ensuite de l’endroit où je t’emmène, je n’en sais rien… Ce ne sera plus mon affaire.
— S’ils ne craignaient pas que la chose s’ébruite, ils m’auraient assassiné ici-même – Alatriste fit glisser son index droit sur sa gorge, comme un poignard. Ils t’envoient parce qu’ils veulent que le secret soit bien gardé… Détenu, interrogé, et on dira ensuite que j’ai été remis en liberté. Entre-temps, va donc savoir ce qui m’arrivera.
Saldana l’approuva sans détour.
— C’est ce que je crois moi aussi, fit-il d’une voix calme. Je m’étonne qu’il n’y ait pas d’accusations. Vraies ou fausses, ce sont les choses les plus faciles à préparer en ce monde. Peut-être a-t-on peur que tu parles en public… En réalité, mes ordres m’interdisent d’échanger un seul mot avec toi. Et on ne veut pas non plus que j’inscrive ton nom sur le registre des détenus… Palsambleu !
— Laisse-moi emporter une arme, Martin. Le lieutenant d’alguazils regarda Alatriste, bouche bée.
— Tu n’y penses pas, fit-il après un long silence.
Avec un geste d’une lenteur calculée, le capitaine avait sorti son couteau de boucher et le lui montrait.
— Seulement celle-ci.
— Tu es fou. Tu me prends pour un imbécile ? Alatriste fit signe que non.
— Ils veulent m’assassiner, dit-il simplement.
— Ce n’est pas grave dans mon métier. C’est une chose qui arrive tôt ou tard. Mais je ne veux pas leur rendre la tâche trop facile – l’étrange sourire avait reparu sur ses lèvres. Je te jure que je ne l’utiliserai pas contre toi.
Saldana gratta sa barbe de vieux soldat. Elle masquait une estafilade qui allait de sa bouche à son oreille droite, blessure qu’il avait reçue pendant le siège d’Ostende, lors de l’assaut des réduits du Cheval et de la Courtine. Diego Alatriste avait été parmi ses compagnons d’armes en cette occasion comme dans quelques autres.
— Ni contre mes hommes, dit finalement Saldana.
— Tu as ma parole.
Le lieutenant d’alguazils hésita encore. Puis il se retourna et lâcha un juron entre ses dents pendant que le capitaine glissait le couteau dans une de ses bottes.
— Maudit soit le sort, Diego, finit par dire Saldana. Et maintenant, allons-y.
Ils s’en furent sans un mot de plus. Le capitaine ne voulut pas prendre sa cape, pour être plus libre de ses mouvements. Martin Saldana y consentit. Il l’autorisa aussi à enfiler son gilet de buffle par-dessus son pourpoint. « Pour te protéger du froid », lui dit le vieux lieutenant avec un petit sourire. Quant à moi, je ne restai pas chez nous mais ne me rendis pas non plus chez Caridad la Lebrijana. À peine eurent-ils descendu l’escalier que, sans y réfléchir à deux fois, je pris les pistolets sur la table et l’épée accrochée au mur et, roulant le tout dans la cape que je mis sous mon bras, je partis derrière eux au pas de course.
Le jour s’éteignait dans le ciel de Madrid, éclairant à peine les toits et les clochers du côté de la rive du Manzanares et de l’Alcázar. Et c’est ainsi qu’entre chien et loup, tandis que l’ombre s’emparait peu à peu des rues, je suivis de loin la voiture fermée tirée par quatre mules dans laquelle Martin Saldana et ses soldats emmenaient le capitaine. Ils passèrent devant le collège des jésuites, en descendant la rue de Tolède, puis traversèrent la place de la Cebada, sans doute pour éviter des artères plus fréquentées, puis se dirigèrent vers la petite colline de la fontaine du Rastro avant de prendre de nouveau à droite, presque à la sortie de la ville, tout près de la route de Tolède, de l’abattoir et d’un lieu qui était un ancien cimetière maure et que l’on nommait, bien à tort, la Porte des Ames. Par sa macabre histoire et à une heure aussi funeste, il n’avait rien de rassurant.
Ils s’arrêtèrent à la nuit tombée devant une maison d’apparence délabrée, avec deux petites fenêtres et une grande porte qui ressemblait plutôt au porche d’une écurie. Sans doute une ancienne auberge pour marchands de bestiaux. Haletant, je les observai, caché derrière un chasse-roue, mon ballot sous le bras. Je vis descendre Alatriste, résigné et calme, entouré de Martin Saldana et des hommes du guet. Ils ressortirent ensuite sans le capitaine, montèrent dans la voiture et s’en allèrent. Ce qui m’inquiéta fort, car j’ignorais qui se trouvait à l’intérieur de la maison. Il était hors de question de m’approcher, car je risquais de me faire prendre. Si bien que, le cœur rempli d’angoisse, mais patient comme doit l’être un homme d’armes – je l’avais entendu dire une fois de la bouche même de Diego Alatriste –, je m’adossai au mur jusqu’à me fondre dans la noirceur et me préparai à attendre. J’avoue que j’avais peur et froid. Mais j’étais le fils de Lope Balboa, soldat du roi, mort en Flandre. Et je ne pouvais abandonner l’ami de mon père.
VIII
LA PORTE DES ÂMES
On aurait dit un tribunal, et Diego Alatriste ne douta pas qu’il s’agissait bien de cela. L’un des hommes masqués était absent, celui qui avait exigé qu’on ne fasse couler qu’un peu de sang. Mais l’autre, celui à la tête ronde et aux cheveux clairsemés, était bien là avec le même masque, assis derrière une longue table sur laquelle étaient posés un candélabre et une écritoire avec des plumes, du papier et un encrier. Son aspect et son attitude hostiles auraient paru des plus inquiétants, n’eût été la présence à côté de lui d’un personnage encore plus menaçant, le visage découvert, les mains sortant comme des serpents osseux des manches de son habit : le père Emilio Bocanegra.
Il n’y avait pas d’autres chaises, si bien que le capitaine Alatriste resta debout tandis qu’on l’interrogeait. Car il s’agissait bien d’un interrogatoire en règle, tâche dans laquelle le père dominicain se trouvait parfaitement à son aise. À l’évidence, il était furieux, bien plus que ne l’aurait jamais autorisé la charité chrétienne. La lumière tremblante du candélabre accentuait les ombres de ses joues creuses, mal rasées, et ses yeux brillaient de haine quand ils se posaient sur Alatriste. Tout en lui, depuis la façon dont il posait ses questions jusqu’au moindre de ses mouvements, respirait la menace. Le capitaine regarda autour de lui, curieux de voir où se trouvait le chevalet de torture qui ne pouvait manquer de l’attendre. Il avait été surpris que Saldana s’en aille avec ses sbires et qu’il n’y eût apparemment pas de gardes dans la maison. Ils semblaient être seuls, l’homme masqué, le dominicain et lui. Quelque chose détonnait, comme une fausse note.
Les questions de l’inquisiteur et de son compagnon, qui se penchait de temps en temps au-dessus de la table pour tremper sa plume dans l’encrier, durèrent une demi-heure. À la longue, le capitaine parvint à se faire une idée plus claire du lieu et des circonstances qui l’y avaient amené, pourquoi il s’y trouvait toujours vivant et capable de remuer la langue pour articuler des sons, au lieu d’être sur un tas d’immondices, la gorge tranchée, comme un chien. Ce que voulaient savoir ses interrogateurs, c’était ce qu’il avait dit et à qui. On l’interrogea longuement sur le rôle qu’avait joué Guadalmedina la nuit du guet-apens, sur la façon dont le comte s’était trouvé mêlé à l’affaire et ce qu’il en savait. Les inquisiteurs étaient tout particulièrement préoccupés de découvrir si quelqu’un d’autre était au courant des détails de cette histoire, si mal menée par Diego Alatriste. De son côté, le capitaine ne baissa pas la garde, ne reconnut rien ni personne et affirma que l’intervention de Guadalmedina n’avait été que le fruit du plus pur des hasards, même si ses interlocuteurs paraissaient convaincus du contraire. Sans doute, se dit le capitaine, avaient-ils quelqu’un à l’Alcázar qui les avait informés des allées et venues du comte à l’aube et dans la matinée qui avait suivi l’escarmouche. Quoi qu’il en soit, il soutint sans broncher que personne, pas même Álvaro de la Marca, n’était au courant de sa rencontre avec les deux hommes masqués et le dominicain. Ses réponses consistèrent pour l’essentiel en monosyllabes et hochements de tête. Il avait très chaud dans son gilet de buffle, ou peut-être n’était-ce que l’effet de l’appréhension quand il regardait autour de lui, soupçonneux, se demandant d’où allaient sortir les bourreaux sans doute cachés quelque part, prêts à foncer sur lui et à le conduire les mains liées dans l’antichambre de l’enfer. Il y eut ensuite une pause durant laquelle l’homme masqué écrivit lentement et avec application. Le dominicain garda fixé sur Alatriste ce regard hypnotique et fébrile qui aurait fait dresser sur la tête les cheveux du plus aguerri. Pendant ce temps, le capitaine se demandait si personne n’allait l’interroger sur la raison pour laquelle il avait fait dévier l’épée de l’Italien. Apparemment, ses états d’âme ne les intéressaient nullement. Comme s’il avait pu lire dans ses pensées, le père Emilio Bocanegra fit alors glisser une main sur la table, puis la laissa immobile, posée sur le bois noirci, son index livide pointé vers le capitaine.