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— Qu’est-ce qui peut pousser un homme à déserter le parti de Dieu pour passer dans les rangs impies des hérétiques ?

Il fallait avoir du culot, pensa Diego Alatriste, pour appeler parti de Dieu la bande qu’il formait avec le secrétaire masqué et le sinistre spadassin italien. En d’autres circonstances, il aurait éclaté de rire, mais le moment eût été mal choisi. Il se contenta donc de soutenir sans ciller le regard du dominicain et celui de l’autre qui avait cessé d’écrire et l’observait avec fort peu de sympathie derrière son masque.

— Je n’en sais rien, dit le capitaine. Peut-être parce que l’un des deux hommes, sur le point de mourir, m’a demandé grâce non pas pour lui, mais pour son compagnon.

L’inquisiteur et l’homme masqué échangèrent un bref regard incrédule.

— Dieu du Ciel, murmura le dominicain.

Il le toisait, les yeux brûlant de fanatisme et de mépris. Je suis mort, pensa le capitaine en regardant ces pupilles noires, impitoyables. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il dise, ce regard implacable le condamnait aussi sûrement que le flegme apparent avec lequel l’homme masqué s’était remis à écrire. La vie de Diego Alatriste y Tenorio, ancien soldat des Tercios de Flandre, sicaire dans le Madrid du roi Philippe II, valait ce que ces deux hommes voulaient encore savoir, ni plus ni moins. C’est-à-dire bien peu, comme il pouvait s’en assurer au tour que prenait la conversation.

— Votre compagnon de cette nuit-là – l’homme masqué parlait sans cesser d’écrire, et le ton égal de sa voix n’annonçait rien de bon – n’a pas eu tant de scrupules.

— J’en conviens, répondit le capitaine. Je dirais même qu’il semblait prendre plaisir à son travail.

L’homme masqué laissa un moment sa plume suspendue en l’air pour lui lancer un bref regard ironique.

— Quel méchant homme. Et vous ?

— Je n’ai pas de plaisir à tuer. Pour moi, ôter la vie n’est pas une passion, mais un métier.

— Je vois – l’autre plongea sa plume dans l’encrier, reprenant sa tâche. Et maintenant vous allez nous dire que vous êtes pétri de charité chrétienne…

— Vous faites erreur, monsieur, répondit tranquillement le capitaine. On me connaît mieux pour mes coups d’épée que pour mes bons sentiments.

— C’est ce qu’on nous avait dit de vous, malheureusement.

— Et c’est la vérité. Mais bien que le sort m’ait rabaissé à cette condition, j’ai été soldat toute ma vie et il est certaines choses que je ne puis éviter.

Le dominicain, qui était resté silencieux comme un sphinx, sursauta puis se pencha au-dessus de la table, comme s’il allait foudroyer Alatriste sur-le-champ.

— Éviter ?… Les soldats sont de la racaille, lança-t-il avec une infinie répugnance… La piétaille blasphème, saccage, s’adonne à la luxure. De quels sentiments infernaux parlez-vous ?… Pour vous, une vie ne vaut pas un liard.

Le capitaine ne répondit pas tout de suite et se contenta de hausser les épaules quand l’autre eut fini.

— Sans doute avez-vous raison, dit-il. Mais certaines choses sont difficiles à expliquer. J’allais tuer cet Anglais. Et je l’aurais fait s’il s’était défendu ou s’il avait demandé pitié pour lui-même… Mais il a demandé grâce pour l’autre…

L’homme masqué à la tête ronde cessa encore d’écrire.

— Vous ont-ils alors révélé leur identité ?

— Non, mais ils auraient pu le faire pour avoir la vie sauve. Voyez-vous, j’ai été soldat pendant près de trente ans. J’ai tué et j’ai fait des choses pour lesquelles j’ai damné mon âme… Mais je sais apprécier le geste d’un homme courageux. Et ces deux hommes l’étaient, hérétiques ou pas.

— Vous donnez donc tant d’importance au courage ?

— C’est parfois la seule chose qu’il nous reste, répondit simplement le capitaine. Surtout à notre époque, quand tout est objet de négoce, jusqu’aux drapeaux et au nom de Dieu.

Un silence accueillit ces dernières paroles. L’homme masqué se contenta de le regarder fixement.

— Mais maintenant, vous savez qui sont ces deux Anglais.

Alatriste garda le silence, puis finit par laisser échapper un petit soupir.

— Me croiriez-vous si je le niais ? Depuis hier, tout Madrid le sait – il regarda longuement le dominicain, puis l’homme masqué. Et je suis heureux de ne pas avoir chargé ma conscience avec cette affaire.

L’homme masqué fit un geste brusque, comme s’il voulait se débarrasser de ce dont Diego Alatriste n’avait pas voulu se charger.

— Vous nous ennuyez avec votre conscience, capitaine.

C’était la première fois qu’il l’appelait ainsi. La voix était ironique et Alatriste fronça les sourcils. Il n’aimait guère qu’on se moquât de lui.

— Peu m’importe si elle vous ennuie ou pas, répondit-il. Je n’aime tout simplement pas assassiner des princes sans savoir qu’ils le sont – il tordait sa moustache, irrité. Ni qu’on me trompe et qu’on se joue de moi quand j’ai le dos tourné.

— N’êtes-vous pas curieux, intervint le père Emilio Bocanegra qui écoutait attentivement, de savoir ce qui a pu pousser des hommes justes à vouloir ces morts ?… À vouloir empêcher que ces scélérats ne surprennent la bonne foi de Sa Majesté en emmenant en otage une infante d’Espagne dans leur pays d’hérétiques ?…

Alatriste secoua lentement la tête.

— Je ne suis pas curieux. Vous aurez constaté que je ne cherche même pas à savoir qui est ce gentilhomme qui se cache derrière son masque… – il les regardait avec une sérénité moqueuse, insolente. Pas plus que cet autre qui, l’autre soir, avant de s’en aller, donnait l’ordre de ne faire qu’une égratignure à messires John et Thomas Smith, de prendre leurs lettres et leurs documents, et de leur laisser la vie sauve.