Le dominicain et l’homme masqué se turent. Ils semblaient réfléchir. Ce fut finalement l’homme masqué qui parla le premier, en regardant ses ongles tachés d’encre.
— Vous soupçonnez peut-être l’identité de cette autre personne ?
— Je ne soupçonne rien, pardieu. Je me suis trouvé mêlé dans une affaire qui me dépasse, et je le regrette bien. Et maintenant, je n’aspire plus qu’à une chose : ne pas y laisser ma tête.
— Trop tard, dit le religieux d’une voix si basse que le capitaine crut entendre le sifflement d’un serpent.
— Revenons à nos deux Anglais, reprit l’homme masqué. Vous vous souviendrez qu’après le départ de notre compagnon, vous avez reçu du révérend père Emilio et de moi des instructions différentes…
— Je m’en souviens. Mais je me souviens aussi que vous-mêmes sembliez témoigner d’une déférence particulière à l’endroit de cette autre personne et que vous n’avez pas discuté ses ordres avant qu’elle ne s’en aille et que n’apparaisse derrière la tapisserie Sa… – Alatriste regarda en coin l’inquisiteur qui resta impassible comme s’il ne s’agissait pas de lui — …Sa Révérence. Ce fait a pu également influer sur ma décision de laisser la vie sauve aux deux Anglais.
— Vous aviez reçu une jolie somme d’argent pour ne pas le faire.
— C’est exact, dit le capitaine en portant la main à son ceinturon. Et je l’ai encore ici.
Les pièces d’or roulèrent sur la table, brillantes à la lumière du candélabre. Le père Emilio Bocanegra ne les regarda même pas, comme si elles étaient maudites. Mais l’homme masqué tendit la main et les compta une par une en en faisant deux petits tas à côté de l’encrier.
— Il manque quatre doublons, dit-il.
— Oui. Pour ma peine. Et pour m’avoir pris pour un imbécile.
Le dominicain, jusque-là immobile, eut un geste de colère.
— Vous êtes un traître et un irresponsable, dit-il d’une voix vibrante de haine. Avec vos malheureux scrupules, vous avez encouragé les ennemis de Dieu et de l’Espagne. Et vous vous en repentirez, je vous le promets, dans les pires tourments de l’enfer. Mais auparavant, vous le paierez ici, sur terre, dans votre chair mortelle – le mot mortelle prenait une allure sinistre sur ses lèvres froides et fines. Vous en avez trop vu, vous en avez trop entendu et vous en avez trop fait, ou plutôt pas assez. Votre vie, capitaine Alatriste, ne vaut plus rien. Vous êtes un cadavre qui, par quelque étrange hasard, se tient encore debout.
Comme s’il n’entendait pas ces épouvantables menaces, l’homme masqué sécha l’encre sur le papier avec de la poudre. Ensuite, il plia la feuille et la glissa sous ses vêtements. Alatriste crut entrevoir une pointe rouge de la croix de l’ordre de Calatrava sous la robe noire. Il remarqua aussi que l’homme empochait les pièces d’or, sans paraître se souvenir qu’une partie d’entre elles étaient sorties de la bourse du dominicain.
— Vous pouvez vous retirer, dit-il à Alatriste après l’avoir regardé comme s’il venait de se souvenir de sa présence.
Le capitaine le regarda, surpris.
— Libre ?
— Façon de parler, répliqua le père Emilio Bocanegra avec un sourire qui valait bien une excommunication. Vous portez au cou le poids de votre trahison et de nos malédictions.
— Il ne me pèse pas trop.
Alatriste continuait à les regarder, méfiant.
— Je peux vraiment m’en aller ?
— C’est ce que nous venons de vous dire. La colère de Dieu saura vous retrouver.
— Cette nuit, ce n’est pas la colère de Dieu qui m’inquiète. Mais vous…
L’homme masqué et le dominicain s’étaient levés.
— Nous en avons terminé avec vous, dit le premier.
Alatriste scrutait ses interlocuteurs, éclairés d’en bas par le candélabre qui jetait sur eux des lueurs inquiétantes.
— Je ne vous crois pas, conclut-il. Pas après m’avoir emmené ici.
— Ce n’est plus notre affaire, répliqua sèchement l’homme masqué.
Les deux hommes sortirent en emportant le candélabre. Diego Alatriste eut le temps de voir le regard terrible que le dominicain lui lança du seuil de la porte avant d’enfoncer ses mains dans ses manches et de disparaître comme une ombre avec son compagnon. Instinctivement, le capitaine porta la main à sa ceinture, là où se trouvait d’ordinaire le pommeau de son épée.
— Morbleu, mais où donc est le piège ? se demanda-t-il.
Et il se mit à arpenter la pièce à grands pas, sans trouver de réponse. Puis il se souvint du couteau de boucher qu’il avait glissé dans une de ses bottes. Il se baissa et l’empoigna fermement, attendant les bourreaux qui allaient certainement fondre sur lui d’un instant à l’autre. Mais personne ne vint. Les deux hommes étaient partis. Il était seul, inexplicablement, dans cette pièce éclairée par un rayon de lune qui pénétrait par le rectangle d’une fenêtre.
J’ignore combien de temps je restai dehors, immobile derrière le chasse-roue qui me cachait, confondu avec l’obscurité. Je serrais contre moi le ballot formé de la cape et des armes du capitaine pour me réchauffer un peu – j’étais sorti vêtu seulement d’un pourpoint et d’une culotte, derrière la voiture de Martin Saldana et de ses sbires – et je restai ainsi fort longtemps, serrant les dents pour les empêcher de claquer. Finalement, voyant que personne ne sortait de la maison, je commençai à me faire du mauvais sang. Je ne pouvais croire que Saldana eût assassiné mon maître, mais dans cette ville et à cette époque, tout était possible. L’idée m’inquiéta sérieusement. En regardant bien, je croyais voir filtrer de la lumière par une des fenêtres, comme si à l’intérieur il y avait quelqu’un avec une lampe, mais je ne pouvais m’en assurer d’où j’étais. Je décidai donc de m’approcher prudemment pour jeter un coup d’œil.
J’allais sortir à découvert quand, par une de ces inspirations auxquelles nous devons parfois la vie, je devinai un mouvement un peu plus loin, dans l’entrée d’une maison voisine. Ce ne fut qu’un instant, mais quelque chose avait bougé, comme les ombres des choses inanimées quand elles cessent de l’être. Surpris, je réprimai mon impatience et redoublai de vigilance, le cœur battant. Au bout d’un moment, l’ombre bougea de nouveau et, au même moment, j’entendis, venu de l’autre côté de la petite place, un sifflement doux qui ressemblait à un signal : un petit air qui ressemblait à tiruli-ta-ta. Mon sang se glaça dans mes veines.
Ils sont au moins deux, me dis-je après avoir scruté les ténèbres qui envahissaient la Porte des Ames. Le premier, celui dont j’avais vu l’ombre, caché dans l’entrée d’une maison. Et l’autre, celui qui avait siffloté, un peu plus loin, dans l’angle que la place faisait avec le mur de l’abattoir.
Il y avait trois issues, de sorte que durant un moment je m’appliquai à surveiller la troisième. Quand enfin un nuage découvrit le croissant de lune, je parvins à deviner à contre-jour une troisième ombre, dans l’angle de la place.
La situation était claire et elle se présentait mal. Il m’était impossible de franchir les trente pas qui me séparaient de la maison sans me faire voir. Tout en songeant à ce qu’il convenait de faire, je défis prudemment la cape et posai l’un des pistolets sur mes genoux. Les ordonnances royales interdisaient leur usage, et je savais que si le guet me surprenait, mes jeunes os iraient bientôt vieillir sur une galère, sans que mon âge puisse excuser mon acte. Mais, foi de Basque, je m’en moquais éperdument. Et comme j’avais vu le capitaine le faire tant de fois, je m’assurai à tâtons que le silex était bien à sa place et je fis basculer le chien en essayant d’étouffer son claquement sous la cape. Puis je glissai le pistolet entre mon pourpoint et ma chemise, j’armai le deuxième et je le gardai à la main, tandis que de l’autre je me saisissais de l’épée du capitaine. Et je repris mon attente, immobile comme une statue.