Elle fut brève. Une lumière brilla dans la grande entrée de la maison, puis s’éteignit, et une petite voiture apparut par l’une des rues qui débouchaient sur la place. À côté d’elle se détacha une silhouette sombre qui s’approcha de l’entrée. Pendant quelques instants, elle s’entretint là-bas avec deux autres ombres qui venaient de faire leur apparition. Puis la silhouette noire retourna dans son coin, les ombres montèrent dans la voiture et celle-ci, tirée par deux mules noires qui lui donnaient un air funèbre avec son cocher perché sur son siège, me frôla presque avant de s’enfoncer dans la nuit.
Je n’eus pas le loisir de songer bien longtemps à cette mystérieuse voiture. Les sabots des mules résonnaient encore que, de l’endroit où était postée la silhouette noire, s’éleva un nouveau sifflotement, tiruli-ta-ta, et que de l’ombre tout près de moi monta le bruit facilement reconnaissable d’une épée que l’on sort lentement de son fourreau. Je suppliai désespérément Dieu qu’il écartât à nouveau les nuages. Mais mes prières demeurèrent vaines. Le Créateur devait être occupé à autre chose. Je commençais à perdre la tête, ne sachant plus que faire. Je laissai tomber la cape et me mis debout pour mieux voir. C’est alors que la silhouette du capitaine Alatriste apparut dans l’embrasure de la grande porte.
La suite se passa à allure extraordinaire. L’ombre qui était la plus proche de moi sortit de sa cachette et s’avança vers Diego Alatriste presque au même moment que moi. Je retins mon souffle tandis qu’elle se dirigeait vers lui, sans savoir que j’étais derrière elle. Un, deux, trois pas. En cet instant précis, Dieu voulut bien se souvenir de moi et les nuages se déchirèrent. À la faible clarté qui tomba du croissant de lune, je pus distinguer le dos d’un homme robuste qui s’approchait, l’épée au clair. Et du coin de l’œil, j’en vis deux autres s’avancer sur la place. Pendant ce temps, l’épée du capitaine dans ma main gauche, je dressai la droite qui tenait le pistolet. Je vis alors que Diego Alatriste s’était arrêté au beau milieu de la place et que dans sa main brillait son couteau de boucher, bien inutile dans les circonstances. Je fis encore deux pas en avant et je touchai presque le dos de l’homme qui me précédait avec le canon du pistolet, quand celui-ci entendit mes pas et fit volte-face. J’eus le temps de voir son visage ahuri par la surprise quand je pressai sur la détente et que le coup partit. La détonation fit résonner la Porte des Ames.
La suite fut encore plus rapide. Je criai, ou je crus le faire, en partie pour alerter le capitaine, en partie à cause du terrible recul de l’arme qui me démit presque le bras. Mais le coup de feu avait mis le capitaine en garde et, quand je lui lançai son épée par-dessus l’homme qui se trouvait devant moi – ou plus exactement qui s’y était trouvé –, il bondit vers elle, se jetant de côté pour éviter que je ne le blesse. Elle n’avait pas touché le sol qu’il l’empoignait déjà d’une main ferme. La lune se cacha une fois encore derrière les nuages, je laissai tomber le pistolet déchargé, sortis l’autre de sous mon pourpoint et, tourné vers les deux ombres qui fonçaient sur le capitaine, je visai en tenant l’arme à deux mains. Mais elles tremblaient tant que le coup se perdit, tandis que le recul me faisait tomber à la renverse. Ébloui par l’éclair de l’arme, je vis l’espace d’une seconde deux hommes armés d’épées et de dagues. Le capitaine Alatriste leur tenait tête et se battait comme un diable.
Diego Alatriste les avait vus s’approcher juste avant le premier coup de pistolet. Il est vrai qu’il s’était attendu à une embuscade dès qu’il sortirait dans la rue et qu’il s’était préparé à vendre chèrement sa peau avec son ridicule couteau. L’éclair du coup de feu le déconcerta, comme les deux autres. Un instant, il crut que c’était lui qu’on visait. Puis il entendit mon cri et, ne comprenant toujours pas ce que je pouvais faire en ce lieu et à pareille heure, il vit voler son épée en l’air, comme si elle tombait du ciel. En un clin d’œil, il s’en était emparé, juste à temps pour faire face aux deux lames qui fonçaient sur lui avec une rage aveugle. Ce fut l’éclair du second coup de feu qui lui permit de se faire une image de la situation, quand la balle passa en sifflant tout près de lui et de ses assaillants. L’un d’eux l’attaquait par la gauche et l’autre de face, presque à angle droit. Celui qu’il avait devant lui tentait de lui faire garder cette position tandis que l’autre essayait de lui décocher un coup mortel au flanc gauche ou au ventre. Il s’était déjà trouvé dans pareille situation, mais il n’est pas facile de se battre contre deux adversaires lorsque la main gauche n’est armée que d’un petit couteau. Habilement, il pivotait d’un côté puis de l’autre pour se dérober le plus possible à leurs coups, cherchant surtout à se protéger du côté gauche. Ses agresseurs le suivaient dans chacun de ses mouvements, si bien qu’au bout d’une douzaine de bottes et de feintes, ils avaient fait un tour complet autour de lui. Deux coups portés en biais glissèrent sur sa casaque en peau de buffle. Le tintement des lames faisait résonner toute la place et je ne doute pas que, si l’endroit eût été plus habité, les gens eussent accouru aux fenêtres dès mon premier coup de pistolet. C’est alors que la chance qui, comme la fortune des armes sourit à celui qui reste lucide et ferme, vint au secours de Diego Alatriste. Dieu voulut que sa lame pénètre dans la garde de l’épée d’un de ses adversaires, jusqu’aux doigts ou au poignet. Se sentant blessé, l’homme fit deux pas en arrière, en bredouillant un blasphème. Il s’était à peine remis de sa surprise qu’Alatriste avait déjà porté trois coups fulgurants à l’autre agresseur qui trébuchait et reculait à son tour. Il n’en fallut pas davantage pour que le capitaine retrouve sa sérénité et, quand celui qui s’était blessé à la main s’approcha de nouveau, le capitaine lâcha son couteau, se protégea le visage de sa paume ouverte, se fendit complètement et lui mit trois bons pouces d’acier dans la poitrine. L’élan de l’autre fit le reste et il vint s’embrocher sur la lame tandis qu’il lâchait son arme en criant : « Jésus ! ». Son épée tomba à terre avec un bruit métallique, derrière le capitaine.
Le second spadassin, qui se précipitait déjà, s’arrêta net. Alatriste tira sur son épée enfoncée dans le corps de l’autre qui s’effondra comme un sac, puis se retourna vers son dernier ennemi, le souffle court. Les nuages s’étaient suffisamment éclaircis pour qu’au clair de lune il puisse reconnaître l’Italien.
— Nous voilà à égalité, dit le capitaine, hors d’haleine.
— C’est un plaisir, répondit l’autre, et l’éclat blanc de son sourire éclaira son visage.
Il n’avait pas encore fini de parler qu’il lançait une botte basse, aussi rapide que l’attaque d’un aspic. Le capitaine, qui avait bien observé l’Italien lors de l’affaire des deux Anglais, s’y attendait. Il se déroba, tendit la main gauche pour dévier la lame et l’acier ennemi se perdit dans le vide. Mais, en reculant, le capitaine sentit qu’il avait reçu un coup dague sur le revers de la main. Sûr que l’Italien ne lui avait coupé aucun tendon, il croisa le bras droit, poing levé, épée tournée vers le bas, écartant avec un tintement sec la lame qui revenait à la charge pour une deuxième botte, aussi étonnante et habile que la première. L’Italien recula d’un pas et les deux hommes se retrouvèrent face à face, haletants. La fatigue commençait à les gagner tous les deux. Le capitaine remua les doigts de sa main blessée et constata avec soulagement qu’ils bougeaient tous. Le sang coulait sur sa main, en un ruisseau lent et chaud.
— Est-il encore possible de nous entendre ? demanda-t-il.
L’autre garda le silence quelques instants. Puis il secoua la tête.