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— Non, répondit-il. Vous avez été trop stupide l’autre nuit.

Sa voix sourde était celle d’un homme fatigué et le capitaine se dit que son adversaire en avait assez lui aussi.

— Et maintenant ?

— Maintenant, c’est votre tête ou la mienne.

Il y eut encore un silence. L’Italien bougea légèrement, Alatriste fit de même, sans baisser la garde. Ils tournèrent lentement l’un autour de l’autre, mesurant leurs forces. Sous sa casaque de cuir, le capitaine sentait sa chemise trempée de sueur.

— Je peux savoir votre nom ?

— Aucune importance.

— Vous vous cachez donc, comme un coquin. Le rire âpre de l’Italien résonna.

— Peut-être. Mais je suis un coquin vivant. Et vous, vous êtes mort, capitaine Alatriste.

— Pas encore.

Son adversaire parut réfléchir, puis il jeta un regard sur le corps inerte de l’autre spadassin. Il me regarda ensuite, toujours à terre, près du troisième sbire qui bougeait encore faiblement. Le coup de pistolet avait dû lui faire une vilaine blessure, car nous l’entendions gémir à voix basse et réclamer la confession.

— Non, conclut l’Italien. Je pense que vous avez raison. Cette nuit n’est pas la mienne.

Sur ce, il fit mine de s’en aller. Mais dans le même mouvement, de sa main gauche, il se saisit de sa dague par la lame et la lança contre le capitaine. L’arme le manqua de justesse.

— Fils de pute, grommela Alatriste.

— Morbleu, fit l’autre. Vous n’espériez pas que j’allais attendre votre permission.

Ils restèrent encore une fois immobiles, s’observant l’un l’autre. Finalement, l’Italien fit un petit geste, Alatriste en fit un autre et, toujours prudents, ils relevèrent leurs épées qui se touchèrent avec un léger cliquetis, puis les abaissèrent de nouveau.

— Par Belzébuth, soupira finalement l’Italien. Jamais deux sans trois.

Et il s’éloigna très lentement à reculons, sans perdre de vue le capitaine, sa lame devant lui. Ce n’est que presque arrivé au coin de la rue qu’il se décida à rengainer son épée.

— Maintenant que j’y pense, dit-il quand il fut sur le point de disparaître dans l’ombre. Je m’appelle Gualterio Malatesta. Vous m’entendez bien ?… Et je suis de Palerme… Je veux que vous vous en souveniez, le jour où je vous tuerai !

L’homme grièvement blessé par mon coup de pistolet continuait à réclamer la confession. Il avait la moitié de l’épaule arrachée et l’os de la clavicule, réduit en bouillie, était visible par la blessure. Dans peu de temps, le diable allait être bien servi. Diego Alatriste lui lança un rapide coup d’œil, indifférent, fouilla dans ses poches comme il l’avait fait précédemment avec le mort, puis se dirigea vers moi et s’accroupit. Il ne me remercia point, ni ne me dit ce que devrait dire quelqu’un quand un jeune garçon de treize ans vient de lui sauver la vie. Il me demanda simplement si tout allait bien. Quand je lui eus répondu que oui, il mit son épée sous son bras et, me prenant de l’autre par les épaules, m’aida à me relever. Sa moustache frôla un instant mon visage et je vis que ses yeux, plus clairs que jamais à la lumière de la lune, m’observaient avec une étrange fixité, comme s’ils me voyaient pour la première fois.

Le moribond gémit encore, réclamant la confession. Le capitaine se retourna et je vis qu’il réfléchissait.

— Va à Saint-André chercher un prêtre pour ce malheureux, dit-il finalement.

Je le regardai, indécis, et il me sembla deviner sur son visage une grimace remplie d’amertume.

— Il s’appelle Ordonez, ajouta-t-il. Je l’ai connu en Flandre.

Puis il ramassa ses pistolets et s’en alla. Avant d’obéir, je m’en fus jusqu’au chasse-roue chercher la cape, puis je courus derrière lui pour la lui remettre. Il la jeta sur son épaule et leva la main pour me toucher légèrement la joue, avec une tendresse que je ne lui connaissais pas. Il continuait à me regarder avec ces mêmes yeux de tout à l’heure, quand il m’avait demandé si tout allait bien. Et moi, partagé entre la honte et la fierté, je sentis couler sur mon visage une goutte de sang de sa main blessée.

Après cette nuit mouvementée, ce fut le calme pendant plusieurs jours. Mais comme Diego Alatriste était bien résolu à ne pas quitter la ville ni à se cacher, nous étions constamment sur nos gardes, comme si nous avions été en campagne. Rester en vie, comme je le découvris alors, est beaucoup plus fatigant que de se laisser mourir et vous demande l’usage de vos cinq sens. Le capitaine dormait plus le jour que la nuit, et au moindre bruit, un chat sur le toit ou le grincement d’une marche, je me réveillais et le voyais en chemise, assis dans son lit, la biscayenne ou un pistolet à la main. Après l’escarmouche de la Porte des Ames, il avait essayé de m’envoyer quelque temps chez ma mère, ou chez un ami. Mais je lui avais répondu que je n’avais pas l’intention d’abandonner le champ de bataille, que je partageais son sort et que si j’avais été capable de tirer deux coups de pistolet, je pouvais bien en tirer vingt si l’occasion se présentait. Dispositions que je renforçai en déclarant que je m’enfuirais de l’endroit où il m’enverrait, quel qu’il fût. J’ignore si Alatriste apprécia ma décision, car je vous ai déjà dit qu’il n’était pas homme à exprimer ses sentiments. Mais je parvins au moins à lui faire hausser les épaules, et il ne me reparla plus de son projet. Le fait est que le lendemain je trouvai sur mon oreiller une bonne dague, nouvellement achetée rue des Armuriers : poignée damasquinée, croix d’acier et une lame bien trempée longue de six pouces, fine et à double tranchant. Une de ces dagues que nos grands-parents appelaient des miséricordes, car on s’en servait souvent pour achever l’ennemi en les faisant glisser dans les interstices des armures ou sous la visière du casque des chevaliers tombés à terre. Cette arme blanche fut la première que je possédai et je l’ai conservée avec beaucoup d’affection pendant vingt années, jusqu’au jour où, à Rocroi, je dus la laisser plantée dans les articulations de la cuirasse d’un Français. Ce qui, somme toute, fut une juste fin pour une bonne dague comme celle-là.

Tandis que nous ne dormions que d’un œil, nous méfiant même de nos ombres, Madrid n’était plus que fêtes avec la venue du prince de Galles, cette fois annoncée publiquement. Ce furent des journées de promenades à cheval, de réjouissances à l’Alcázar, de banquets, de bals masqués, sans oublier une course de taureaux sur la Plaza Mayor dont je me souviens comme de l’un des plus brillants spectacles que connut le Madrid des Autrichiens. Les meilleurs cavaliers de la cour – dont notre jeune roi – s’y illustrèrent, lançant leurs banderilles et piquant les taureaux de Jarama, donnant la preuve de leur sang-froid et de leur bravoure. Les courses de taureaux étaient, comme elles le sont encore aujourd’hui, la fête favorite du peuple madrilène et de toute l’Espagne ou presque. Le roi et notre belle reine Isabelle, quoique fille du grand Henri IV le Béarnais, et donc française, les prisaient fort. Philippe IV, aussi sage qu’élégant cavalier et bon tireur, adorait la chasse et les chevaux – un jour, il en perdit un sous lui alors qu’il tuait de sa propre main son troisième sanglier de la journée –, et c’est ainsi que l’immortalisa Diego Velázquez sur ses toiles, comme le firent en vers de nombreux auteurs et poètes, dont Lope de Vega, Don Francisco de Quevedo ou Don Pedro Calderón de la Barca dans une comédie célèbre, Le Ruban et la Fleur :

Dirai-je quel galant de bride, chaussé de bottes et d’éperons, tenant main basse et le bras rond, soucieux de bien serrer la bride, sa cape repliée, amène le maintien, qui d’un œil aigu galant a parcouru la rue, tenant l’étrier de la reine ?

J’ai déjà dit qu’à dix-huit ou vingt ans, notre bon roi était – et il le resta pendant bien longtemps – un homme aimable, coureur de jupons, gaillard et adoré de son peuple, ce bon et malheureux peuple espagnol qui a toujours considéré que ses monarques étaient les plus justes et les plus magnanimes de la terre, quand bien même leur pouvoir déclinait. Le règne du roi précédent, Philippe III, avait été bref mais funeste, livré aux mains d’un favori incompétent et vénal. Quant à notre jeune monarque, cavalier accompli mais aboulique et incapable quand il s’agissait des affaires du gouvernement, il était à la merci des réussites et des erreurs – et celles-ci furent plus nombreuses que celles-là – du comte devenu plus tard duc d’Olivares. Le peuple espagnol a bien changé depuis, du moins ce qu’il en reste. À la fierté et à l’admiration qu’il éprouvait pour ses rois a succédé le mépris ; à l’enthousiasme, la critique acerbe ; aux rêves de grandeur, la dépression la plus profonde et le pessimisme général. Je me souviens encore, et je crois que ce fut durant la course de taureaux du prince de Galles ou en une occasion postérieure, qu’une bête, particulièrement brave, ne put être réduite à la merci de ses assaillants. Personne, pas même les gardes espagnols, bourguignons et allemands de la place, n’osait s’approcher d’elle. C’est alors que du balcon de la Maison de la boulangerie, le roi, parfaitement tranquille, demanda une arquebuse à l’un des gardes et, sans rien perdre de sa royale assurance, impassible, descendit dans l’arène, rejeta sa cape en arrière, porta la main à son chapeau avec désinvolture, visa et tira. En un éclair, tout fut fini. Le taureau était mort. Conquis, le public éclata en applaudissements et en vivats et on parla de cette affaire pendant des mois, aussi bien en vers qu’en prose : Calderón, Hurtado de Mendoza, Alarcón, Vélez de Guevara, Rojas, Savedra Fajardo, Don Francisco de Quevedo lui-même et tous ceux qui à la cour étaient capables de tremper une plume dans un encrier invoquèrent les muses pour immortaliser l’exploit et chanter les louanges du monarque, le comparant tantôt à Jupiter tonnant, tantôt à Thésée tuant le taureau de Marathon. Je me souviens que le célèbre sonnet de Don Francisco commençait ainsi :