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J’ai déjà parlé de ces lieux de rencontre, les mentideros, où les oisifs venaient échanger nouvelles, médisances et rumeurs qui couraient dans la ville. Il y en avait trois principaux – San Felipe, Losas de Palacio et Représentantes – mais le plus fréquenté était celui de San Felipe, sur le parvis de l’église des augustins, entre les rues Correos, Mayor et Esparteros. Le parvis surplombait la Calle Mayor. Le long des marches s’alignaient des échoppes où l’on vendait des jouets, des guitares et de la bimbeloterie, alors que le parvis proprement dit formait une vaste esplanade pavée, entourée de balustrades. De cette espèce de tribune où l’on se promenait d’un groupe à l’autre, on pouvait voir passer gens et voitures. San Felipe était le lieu le plus animé, bruyant et populaire de tout Madrid. Comme il était proche des Postes Royales où arrivaient les lettres et les nouvelles du reste de l’Espagne et du monde, et que l’on y dominait la plus grande rue de la ville, c’était une sorte de promenoir en plein air où s’échangeaient opinions et ragots, tandis que paradaient les soldats, médisaient les prêtres, œuvraient les voleurs à la tire et faisaient feu de leur esprit les poètes, grands et petits. Don Francisco de Quevedo et Alarcon le Mexicain, parmi d’autres, le fréquentaient. Toute nouvelle rumeur ou mensonge qu’on y lançait se mettait à courir de bouche à oreille et rien n’échappait à ces langues qui savaient tout et mettaient en pièce tout un chacun, depuis le roi jusqu’au dernier des vilains. Bien des années plus tard, Agustín Moreto citait encore ce lieu dans une de ses comédies en mettant ces paroles dans la bouche d’un paysan et celle d’un militaire :

— Quoi, vous ne quittez ce parvis !

— C’est ici qu’on voit ses amis.

Ces dalles m’ont ensorcelé ;

car n’ai au monde jamais trouvé

terre si fertile en quolibets.

Et jusqu’au grand Miguel Cervantès, que Dieu l’ait dans toute sa gloire, avait écrit sans son Voyage au Parnasse :

Adieu parvis de San Felipe,

à bas le Turc et vive la vie,

c’est la gazette que je lis.

Je vous livre ces citations afin que vous sachiez à quel point l’endroit était fameux. On y discutait en petits groupes des affaires de Flandre, d’Italie et des Indes avec la gravité d’un Conseil de Castille, on y répétait ragots et épigrammes, on y couvrait de fange l’honneur des dames, des comédiennes et des maris cocus, on y adressait de sanglants quolibets au comte d’Olivares, on y narrait à voix basse les aventures galantes du roi… Bref, c’était un lieu des plus agréables où l’esprit pétillait, source de nouveautés et d’autant de médisances. On s’y rassemblait tous les jours vers onze heures. Une heure plus tard, la cloche sonnait l’angélus et chacun se découvrait puis retournait vaquer à ses occupations, laissant le champ libre aux mendiants, aux étudiants pauvres, aux femmes de petite vertu et aux gueux qui venaient y attendre la généreuse soupe des augustins. Le parvis recommençait à s’animer dans l’après-midi, à l’heure de la promenade dans la Calle Mayor, et l’on regardait alors les dames passer dans leurs carrosses, les catins qui se donnaient des airs ou les pensionnaires des bordels voisins – il en existait un fort célèbre juste de l’autre côté de la rue –, susciter sur leur passage compliments galants et plaisanteries. Tout cela durait jusqu’à ce que la cloche sonne la prière de l’après-midi. On se recueillait alors, le chapeau à la main, puis l’on s’en retournait à la maison jusqu’au lendemain. Chacun chez soi et Dieu chez tout le monde.

J’ai déjà dit que Don Francisco de Quevedo fréquentait le parvis de San Felipe où il était souvent accompagné de ses amis, le licencié Calzas, Juan Vicuna ou le capitaine Alatriste. L’estime dans laquelle le poète tenait mon maître obéissait, entre autres, à des considérations pratiques : il s’embrouillait constamment dans des disputes et querelles de jalousie avec bon nombre de ses collègues, chose courante à l’époque et encore aujourd’hui dans notre pays de traquenards et d’envies fratricides où la parole offense et tue aussi bien ou même mieux que l’épée. Certains, comme Luis de Góngora ou Juan Ruiz de Alarcón, étaient ses ennemis jurés, et pas seulement dans l’auguste royaume des lettres. Voici, par exemple, ce que disait Góngora de Don Francisco de Quevedo :

Muse qui souffle et point n’inspire,

traîtresse qui sais, palsambleu,

glisser, poser tes doigts bien mieux

dans ma bourse que sur sa lyre.

Le lendemain, c’était la riposte. Don Francisco contre-attaquait en faisant donner sa plus grosse artillerie :

Ce sommet de vice et d’insulte,

lui chez qui les vents sont sirènes,

de Góngora le cul, le culte,

un bougre n’en voudrait à peine.

Ou ces autres vers, célèbres pour leur férocité, qui couraient d’un bout à l’autre de la ville, chantant pouilles au pauvre Góngora :

Homme chez qui la pureté

fut si mince, hormis sa race,

que jamais n’ai vu que je sache

merde de sa bouche tomber.

Joliesses que l’implacable Don Francisco réservait aussi au pauvre Ruiz de Alarcón dont il aimait railler impitoyablement la disgrâce physique, car il était bossu :

Qui au sein a des écrouelles

et sur le flanc et sur les os ?

Bobosse.

Ces vers circulaient sous le couvert de l’anonymat, mais tout le monde savait quelle plume fielleuse les fabriquait. Naturellement, les autres ne demeuraient pas en reste et faisaient pleuvoir sonnets et couplets. Mais à peine les lisait-on dans les mentideros que Don Francisco ripostait avec une plume trempée dans l’encre la plus corrosive qu’on pût imaginer. Et quand il ne s’agissait pas de Góngora ou d’Alarcón, il s’en prenait aux autres. Car les jours où le poète se levait du mauvais pied, il faisait feu de tout bois :

Connard tu es, tiens, jusqu’aux trousses, labourant avec tes deux tempes ; si longues cornes sur ta hampe, que dans la boue tu t’éclabousses.

Et ainsi de suite. De sorte que, même brave et bon bretteur, le grognon poète était rassuré d’avoir à ses côtés un homme de la trempe de Diego Alatriste à l’heure de se promener parmi d’éventuels ennemis. L’homme auquel s’adressait ce dernier poème – ou un autre qui crut s’y reconnaître, car dans le Madrid de l’époque les cocus ne manquaient pas – accourut sur le parvis de San Felipe pour demander des explications, escorté d’un ami, un matin que Don Francisco se promenait avec le capitaine. L’affaire fut réglée à la tombée de la nuit avec un peu de fer, derrière le mur des Récollets, tant et si bien que le présumé cocu et son ami, une fois guéris des estafilades qu’ils avaient reçues au passage, ne lurent désormais que de la prose et ne jetèrent jamais plus les yeux sur le moindre sonnet.

Ce matin-là, donc, sur le parvis de San Felipe, tout le monde parlait du prince de Galles, de l’infante, des derniers cancans de la cour, ainsi que de la guerre qui reprenait en Flandre. Je me souviens qu’il faisait beau et que le ciel était bleu et limpide entre les toits des maisons. Le parvis grouillait de monde. Le capitaine Alatriste, qui continuait à se montrer sans craintes apparentes – sa main, pansée après le guet-apens de la Porte des Ames, était hors de danger –, portait des guêtres, des chausses grises et un pourpoint foncé qu’il avait fermé jusqu’au cou. Malgré la tiédeur de l’air, il avait jeté sa cape sur ses épaules pour dissimuler la crosse d’un pistolet, à côté de sa dague et de son épée. Contrairement à la plupart des anciens soldats de l’époque, Diego Alatriste n’aimait guère les vêtements et ornements de couleur et la seule chose qui attirât l’attention dans son habit était la plume rouge qui décorait son chapeau à large bord. Même ainsi, son aspect contrastait avec la sévère sobriété du costume noir de Don Francisco de Quevedo que seule démentait la croix de Saint-Jacques cousue sur la poitrine, sous un petit manteau, noir lui aussi. Je venais de porter des lettres pour eux à la poste royale et ils m’avaient autorisé à les accompagner. Leur groupe, composé du licencié Calzas, de Vicuna, du père Ferez et de quelques connaissances, devisait à côté de la balustrade qui donnait sur la Calle Mayor. On commentait la dernière impertinence de Buckingham qui, avait-on appris de bonne source, avait osé courtiser l’épouse du comte d’Olivares.