Выбрать главу

— Perfide Albion, disait le licencié Calzas qui ne pouvait plus souffrir les Anglais depuis que, bien des années plus tôt, alors qu’il rentrait des Indes, il avait failli être fait prisonnier par Walter Raleigh, un corsaire qui avait démâté leur navire et tué quinze hommes d’équipage.

— La manière forte, renchérit Vicuna en fermant le seul poing qu’il lui restait. Ces hérétiques ne comprennent que la manière forte… C’est ainsi qu’ils remercient le roi de son hospitalité !

Circonspects, les autres membres du groupe acquiesçaient avec tiédeur. Il y avait là deux prétendus anciens soldats aux moustaches féroces qui n’avaient jamais entendu un coup d’arquebuse de leur vie, deux ou trois oisifs, un étudiant de Salamanque à la cape râpée, famélique et dégingandé, qui répondait au nom de Juan Manuel de Parada, ou de Pradas, un jeune peintre récemment arrivé à Madrid et recommandé à Don Francisco par son ami Juan de Fonseca, et un savetier de la rue Montera appelé Tabarca, connu pour être le chef de claque de ceux qu’on appelait les mousquetaires : la plèbe des parterres, celle qui assistait aux comédies debout, applaudissant ou sifflant sur commande, et qui décidait ainsi de leur succès ou de leur échec. Quoique roturier et analphabète, ce Tabarca était un homme grave et redoutable qui se piquait de tout savoir. Chrétien de vieille souche et hidalgo venu à moins, prétendait-il – comme presque tout le monde. En raison de son influence auprès de la populace des théâtres, les auteurs qui tentaient de se faire connaître à la cour, et même certains qui y étaient déjà connus, le flattaient sans vergogne.

— De toute façon, ajouta Calzas avec un clin d’œil cynique, on dit que la légitime du favori ne fait pas la dégoûtée quand on lui conte goguettes. Et Buckingham est beau garçon.

Le père Ferez se scandalisa :

— Je vous en prie, monsieur le licencié !… Tenez votre langue. Je connais son confesseur et je puis vous assurer que Dona Inès de Zúniga est une pieuse et sainte femme.

— Des saintes – répondit Calzas effrontément – l’enfer et les bordels en sont pleins.

Calzas riait, railleur et goguenard, tandis que le père se signait en lançant un coup d’œil à la ronde, un peu inquiet. Le capitaine Alatriste foudroya l’avocat du regard pour oser parler avec un tel sans-gêne en ma présence. Quant au jeune et plaisant peintre qui répondait au nom de Diego de Silva, un Sévillan de vingt-trois ou vingt-quatre ans au fort accent andalou, il nous regardait tour à tour comme s’il se demandait dans quel piège il avait bien pu tomber.

— Avec votre permission… commença-t-il timidement en levant un index taché de peinture à l’huile.

Personne ne fit vraiment attention à lui. Malgré la recommandation de son ami Fonseca, Don Francisco de Quevedo n’oubliait pas que le jeune peintre avait exécuté, à peine arrivé à Madrid, un portrait de Luis de Góngora et, quoiqu’il n’eût rien contre le jeune homme, il avait décidé de le punir de ce péché en faisant comme s’il n’existait pas, pour quelques jours au moins. En vérité, Don Francisco et le jeune Sévillan devinrent très vite des intimes et le meilleur portrait que nous ayons du poète nous vient précisément de ce même jeune homme qui, avec le temps, allait aussi devenir l’ami de Diego Alatriste et le mien quand il se fit mieux connaître sous le nom de sa mère : Velázquez.

Bien. Je vous racontais donc qu’après la tentative infructueuse du jeune peintre pour intervenir dans la conversation, quelqu’un mentionna la question du Palatinat et tous s’emberlificotèrent dans une discussion animée à propos de la politique espagnole en Europe centrale. Tabarca le savetier y mit son grain de sel avec le plus grand aplomb du monde, donnant son avis sur le duc Maximilien de Bavière, l’Électeur palatin et le pape de Rome qui, il en avait la conviction, s’entendaient en sous-main. Un des présumés miles gloriosus intervint à son tour, assurant qu’il possédait des nouvelles fraîches de l’affaire, fournies par un beau-frère qui servait au palais. La conversation tourna court quand tous, sauf l’abbé Ferez, se penchèrent par-dessus la balustrade pour saluer quelques dames qui passaient, assises dans une voiture découverte, entourées de brocarts et de vertugadins, en route vers les bijouteries de la Porte de Guadalajara. C’étaient des courtisanes, autrement dit des catins de luxe. Mais, dans l’Espagne des Autrichiens, même les putains se donnaient de grands airs.

Tous se recouvrirent et la conversation reprit. Don Francisco, qui n’y prêtait qu’une oreille distraite, s’approcha de Diego Alatriste et, d’un signe du menton, lui montra deux individus qui se tenaient à distance, dans la foule.

— Vous suivraient-ils, capitaine ? demanda-t-il à voix basse, l’air de rien. Ou est-ce moi ?

Alatriste jeta un regard discret aux deux hommes. Ils avaient l’air d’argousins ou de sicaires.

Se sentant observés, ils s’étaient retournés légèrement en se dissimulant.

— Je dirais que c’est moi, Don Francisco. Mais avec vous et votre plume, on ne sait jamais.

Le poète regarda mon maître en fronçant le sourcil.

— Supposons qu’il s’agisse de vous. L’affaire est grave ?

— Peut-être.

— Soit. Eh bien, puisqu’il faut nous battre, battons-nous… Avez-vous besoin d’aide ?

— Pas pour le moment – le capitaine regardait les spadassins en plissant légèrement les paupières, comme s’il voulait graver leurs visages dans sa mémoire… De plus, vous avez déjà suffisamment d’ennuis pour vous charger des miens.

Don Francisco se tut. Puis il tordit sa moustache et, après avoir ajusté ses besicles, lança aux deux quidams un regard résolu et furieux.

— Quoi qu’il en soit, conclut-il, s’il faut nous battre, deux contre deux font la partie égale. Vous pouvez compter sur moi.

— Je le sais, répondit Alatriste.

— Zis, zas, en garde et sus à l’ennemi – le poète avait posé la main sur le pommeau de son épée qui dépassait sous son petit manteau. Je vous dois bien cela. Et mon maître n’est pourtant pas Pacheco.

Le capitaine répondit à son sourire malicieux.

Luis Pacheco de Narvaéz était le maître d’armes le plus réputé de Madrid. Il donnait même des leçons au roi. L’homme avait écrit plusieurs traités sur le maniement des armes. Un jour qu’il se trouvait chez le président de Castille, Don Francisco de Quevedo et lui se mirent à ergoter sur des vétilles. Ayant résolu d’en avoir le cœur net dans une démonstration amicale, ils prirent leurs lames et Don Francisco toucha maître Pacheco à la tête dès le premier assaut, faisant voler son chapeau. Depuis, l’inimitié entre les deux hommes était devenue mortelle. L’un avait dénoncé l’autre devant le tribunal de l’Inquisition et celui-là avait peint un portrait fort peu charitable du premier dans L’Histoire de la vie du filou don Pablo qui, bien qu’imprimée deux ou trois ans plus tard, circulait déjà sous forme de copies manuscrites dans tout Madrid.