— Voici Lope de Vega, dit quelqu’un.
Tous se découvrirent quand le grand Félix Lope de Vega Carpio apparut, fendant lentement la foule qui s’écartait sur son passage. Il s’arrêta quelques instants pour deviser avec Don Francisco de Quevedo qui le félicita pour la comédie qu’on allait représenter le lendemain au théâtre du Prince, un événement auquel Diego Alatriste avait promis de m’emmener, car je n’étais jamais allé au théâtre. Puis Don Francisco fit les présentations.
— Le capitaine Don Diego Alatriste y Tenorio… Vous connaissez déjà Juan Vicuna… Diego Silva… Ce jeune garçon est Iňigo Balboa, fils d’un militaire tombé en Flandre.
Entendant cela, Lope de Vega me caressa doucement le sommet de la tête. Je le voyais pour la première fois et je devais toujours me souvenir de sa contenance grave et digne de sexagénaire qui, avec son habit noir, faisait penser à celle d’un ecclésiastique, de ses cheveux courts, presque blancs, de sa moustache grise et de ce sourire cordial, un peu absent, comme fatigué, qu’il nous adressa avant de poursuivre son chemin, salué respectueusement par tout le monde.
— N’oublie jamais cet homme ni ce jour, me dit le capitaine en me donnant une pichenette affectueuse là où Lope de Vega m’avait touché.
Et je ne l’ai jamais oublié. Aujourd’hui encore, tant d’années plus tard, je porte la main au sommet de ma tête et j’y sens le contact des doigts affectueux du Phénix des beaux esprits. Il n’est plus, comme Don Francisco de Quevedo, comme Velázquez, comme le capitaine Alatriste, comme cette époque misérable et magnifique que je connus alors. Mais subsiste encore dans les bibliothèques, dans les livres, sur les toiles, dans les églises, les palais, les rues et les places, la trace indélébile que ces hommes laissèrent durant leur passage sur cette terre. Le souvenir de la main de Lope de Vega disparaîtra avec moi quand je mourrai, comme l’accent andalou de Diego de Silva, le son des éperons d’or de Don Francisco quand il boitait, ou le regard vert et serein du capitaine Alatriste. Mais l’écho de leurs vies singulières continuera de résonner tant qu’existera ce lieu aux contours imprécis, mélange de peuples, de langues, d’histoires, de sangs et de rêves trahis : cette scène merveilleuse et tragique que nous appelons l’Espagne.
Je n’ai pas oublié non plus ce qui se passa ensuite. L’heure de l’angélus approchait quand, devant les échoppes qui se trouvaient au pied de San Felipe, s’arrêta un carrosse noir que je connaissais bien. J’étais appuyé contre la balustrade du parvis, un peu à l’écart, écoutant mes aînés. Et le regard que je découvris en bas, fixé sur moi, me parut refléter la couleur du ciel qui se déployait au-dessus de nos têtes et des toits ocre de Madrid, au point que tout ce qui m’entourait, sauf cette couleur, ou ce regard, ou le ciel, disparut de ma vue. Comme une douce agonie de bleu et de lumière à laquelle j’eusse été incapable de me soustraire. C’est ainsi que je veux mourir, me dis-je en cet instant : baigné dans une couleur semblable. Je m’écartai alors un peu plus du groupe et descendis lentement l’escalier, sans vraiment le vouloir, comme prisonnier d’un philtre hypnotique. Un instant, comme dans un éclair de lucidité au milieu de cette extase, alors que je descendais de San Felipe à la Galle Mayor, je sentis que me suivait, à des lieues et des lieues de distance, le regard inquiet du capitaine Alatriste.
IX
LE THEATRE DU PRINCE
Je tombai dans le piège. Ou, pour être plus exact, cinq minutes de conversation suffirent pour qu’ils tendent leur traquenard. Je veux croire aujourd’hui encore qu’Angélica d’Alquézar n’était qu’une petite fille manipulée par ses aînés. Mais je ne peux en être sûr, même après l’avoir connue comme je le fis par la suite. Jusqu’à sa mort, je pressentis toujours en elle quelque chose qui ne s’apprend de personne : une méchanceté froide et réfléchie qui, chez certaines femmes, est là depuis l’enfance. Et peut-être même avant. Savoir qui furent les véritables responsables de ce qui allait suivre est une autre question qui nous mènerait trop loin. Ce n’est ni le lieu ni le moment de nous pencher sur elle. Pour résumer, il suffira de dire pour le moment que, de toutes les armes que Dieu et la nature ont données à la femme afin qu’elle se défende de la stupidité et de la méchanceté des hommes, Angélica d’Alquézar avait reçu plus que sa part.
L’après-midi du lendemain, alors que nous étions en route pour le théâtre du Prince, le souvenir que j’avais gardé d’elle, derrière la portière du carrosse noir, en bas du parvis de San Felipe, me mettait encore mal à l’aise, comme lorsqu’on écoute une pièce de musique dont l’exécution apparemment parfaite laisse percer tout à coup une note ou un mouvement mal assurés, quelque chose de faux. Je m’étais contenté de m’approcher et d’échanger quelques mots avec elle, fasciné par ses boucles blondes et son sourire énigmatique. Sans descendre de voiture, alors que la duègne était à faire des emplettes et que le cocher était occupé à ses mules, me laissant libre de m’approcher – chose qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille –, Angélica d’Alquézar m’avait encore remercié d’avoir mis en fuite les vauriens de la rue de Tolède. Me demandant si j’étais content de mon maître, le capitaine Batiste ou Triste, elle avait bien voulu s’intéresser à ma vie et à mes projets. Je fus un peu vantard, je le confesse. Ces yeux très bleus et grands ouverts, qui lui donnaient l’air d’écouter avec étonnement, m’encouragèrent à en dire plus qu’il n’était nécessaire. Je parlai de Lope de Vega, dont je venais de faire la connaissance sur le parvis, comme s’il était un ami de longue date. Et j’ajoutai que le capitaine et moi nous nous proposions d’assister à la représentation de L’Arenal de Séville qui devait avoir lieu le lendemain au théâtre du Prince. Nous bavardâmes un peu, je lui demandai son nom et, après un délicieux moment d’hésitation qu’elle passa à caresser ses lèvres avec un minuscule éventail, elle me le dit. « Angélica vient du mot ange », répondis-je, radieux. Elle me regarda en silence, amusée, si longtemps que je me crus transporté aux portes du paradis. Puis la duègne revint, le cocher se retourna vers moi, le carrosse s’éloigna et je restai immobile au milieu de tous ces gens qui allaient et venaient, avec la sensation d’avoir été arraché d’un coup à quelque lieu merveilleux. Mais la nuit, ne trouvant point le sommeil tant je pensais à elle, et le lendemain, en route vers le théâtre, quelques étranges détails me revinrent en mémoire. Aucune jeune fille de bonne famille n’aurait été autorisée à parler à un garçon inconnu en pleine rue. J’eus alors la sensation de frôler un danger mystérieux. Et j’en vins à me demander si tout cela n’était pas lié aux événements tumultueux des journées précédentes. Mais imaginer que cet ange blond pût avoir quelque chose en commun avec les coquins de la Porte des Ames me parut insensé. D’autre part, la perspective d’assister à la comédie de Lope de Vega m’obscurcissait le jugement. Comme disent les Turcs, c’est ainsi que Dieu aveugle ceux qu’il veut perdre.
Du monarque jusqu’au dernier des roturiers, l’Espagne de Philippe IV aima le théâtre avec passion. Les comédies, toujours en vers se déroulaient en trois journées ou actes. Les auteurs consacrés, comme nous l’avons vu à propos de Lope de Vega, étaient aimés et respectés, la popularité des comédiens et des comédiennes immense. Chaque première ou reprise d’une œuvre d’un auteur célèbre faisait accourir le peuple comme la cour. Et chacun retenait son souffle, admiratif, pendant les trois heures ou presque que durait le spectacle. En ce temps-là, les représentations se donnaient à la lumière du jour, l’après-midi, après le déjeuner, dans des théâtres en plein air. Il y en avait deux à Madrid : celui du Prince, aussi appelé La Pacheca, et le théâtre de la Croix. Lope de Vega aimait à donner la primeur de ses œuvres dans ce dernier qui avait également la faveur du roi, grand amateur de théâtre comme son épouse, Doña Isabelle de Bourbon. Et la passion de notre monarque, enclin aux élans de la jeunesse, s’étendait aussi, clandestinement, aux plus belles comédiennes du moment, parmi lesquelles Maria Calderón, dite La Calderóna, qui lui donna un fils, le deuxième Don Juan d’Autriche.