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On donnait ce jour-là au théâtre du Prince une célèbre comédie de Lope de Vega, L’Arenal de Séville. L’attente du public était grande. Très tôt le matin, les gens avaient commencé à arriver en groupes animés et, dès midi, on se pressait dans l’étroite rue où se trouvait l’entrée du théâtre, voisin du couvent de Santa Ana. Juan Vicuna et le licencié Calzas, eux aussi grands admirateurs de Lope de Vega, nous avaient rejoints en cours de route. Don Francisco de Quevedo vint grossir notre petit groupe devant l’entrée. Il nous fallut jouer des coudes tant il y avait de monde. La ville et la cour étaient là : depuis les gens de qualité dans les loges qui donnaient sur la scène, à demi fermées par des jalousies, jusqu’aux simples spectateurs qui occupaient les gradins latéraux et le parterre, assis sur des bancs de bois. Au théâtre comme à l’église, les femmes étaient séparées des hommes. Quant à l’espace libre qui s’étendait derrière, il était réservé à ceux qui suivaient les représentations debout : ces fameux mousquetaires placés sous la direction du savetier Tabarca qui nous salua, grave et solennel, imbu de l’importance de son rôle. À deux heures, la rue et les entrées du théâtre du Prince fourmillaient de commerçants, d’artisans, de pages, d’étudiants, de prêtres, d’écrivains publics, de soldats, de valets, d’écuyers et de coquins qui, pour l’occasion, portaient la cape, épée et dague à la ceinture, se donnant du « monsieur » mais prêts à en venir aux mains pour s’assurer une place. À cette atmosphère aussi tapageuse que fascinante venaient s’ajouter les femmes qui prenaient place dans un grand tourbillon de robes, de mantes et d’éventails, dévisagées par tous les galants qui se tortillaient les moustaches dans les loges et au parterre. Elles aussi s’empoignaient pour s’assurer d’une place assise et plus d’une fois les autorités durent intervenir pour ramener un peu d’ordre. Bref, ce n’était qu’altercations entre ceux qui cherchaient un banc ou essayaient d’entrer sans payer, entre ceux qui avaient loué un siège et ceux qui le leur disputaient. Pour un oui ou pour un non, on mettait la main à l’épée. Un alcalde entouré d’une escouade d’alguazils tentait à grand-peine de calmer les esprits. Les nobles eux-mêmes y allaient parfois de leurs chamailleries : les ducs de Feria et de Rioseco, jaloux des faveurs d’une comédienne, s’étaient un jour étripés en plein milieu d’une comédie, prétendument pour une question de places. Le licencié Luis Quinones de Benavente, un Tolédan timide et fort bon garçon que nous connûmes, le capitaine Alatriste et moi, a décrit dans une de ses satires cette atmosphère enfiévrée dans laquelle les coups de lame n’étaient point rares :

Devant les portes et sur leur pas, on croise le fer et on se bat, à coups de dague à coups d’épée pour se faufiler sans payer.

Singulier caractère que le nôtre. Comme quelqu’un allait l’écrire plus tard, au motif de la faim, de l’ambition, de la haine, de la luxure, de l’honneur ou du patriotisme, on a toujours affronté le danger, on s’est battu, on a défié l’autorité, on a menacé la vie ou la liberté d’autrui. Mais empoigner une dague et se hacher menu pour assister à une représentation de théâtre, on ne l’a jamais vu que dans cette Espagne des Autrichiens, celle que je connus du temps de ma jeunesse, pour le meilleur et plus souvent pour le pire : l’Espagne des prouesses quichottesques et stériles, qui mesura toujours sa raison et son droit à la pointe orgueilleuse d’une épée.

Nous arrivâmes donc à la porte du théâtre après nous être faufilés entre les groupes de gens et les mendiants qui se pressaient pour demander l’aumône. Naturellement, la moitié étaient de faux aveugles, de faux boiteux, de faux manchots et de faux infirmes, de prétendus hidalgos victimes de la malchance qui mendiaient non par nécessité, mais par accident. Il fallait même s’excuser d’un courtois « Veuillez me pardonner, je n’ai point ma bourse sur moi » si vous ne vouliez pas vous faire apostropher vilainement. C’est que les peuples sont différents, même dans la façon de quémander : les Teutons chantent en groupe, les Français vous adressent prières et jaculatoires serviles, les Portugais se lamentent, les Italiens récitent par le menu leurs maux et leurs misères, les Espagnols sont arrogants et vous menacent, pleins d’outrecuidance et d’insolence.

Nous payâmes un cuarto à la première porte, trois à la seconde pour les œuvres des hôpitaux et vingt maravédis pour obtenir des places assises. Naturellement, celles qui nous furent attribuées étaient déjà occupées mais, ne voulant pas se prendre de querelle devant moi, le capitaine, Don Francisco et les autres décidèrent de rester au fond, avec les mousquetaires. Je regardais autour de moi, les yeux écarquillés, fasciné par la foule, les vendeurs de boissons et de friandises, le bruit des conversations, le tourbillon des vertugadins, des robes et des basquines dans le parterre des femmes, les silhouettes des gens de qualité que l’on devinait dans les loges. On disait que le roi en personne assistait incognito aux représentations qui étaient de son agrément. Et la présence ce jour-là de plusieurs membres de la garde royale sur les escaliers, sans uniforme mais apparemment de service, indiquait peut-être qu’il était là. Nous regardions, espérant entrevoir notre jeune monarque ou la reine, mais nous ne reconnûmes ni l’un ni l’autre dans ces visages aristocratiques qui, de temps en temps, se laissaient voir derrière les jalousies. Nous vîmes en revanche le grand Lope de Vega que le public acclama quand il fît son apparition. Nous aperçûmes aussi le comte de Guadalmedina, accompagné d’amis et de quelques dames. Il répondit par un sourire courtois au salut que le capitaine Alatriste lui adressa du parterre en touchant le bord de son chapeau.

Des amis ayant invité Don Francisco de Quevedo à s’asseoir avec eux, il les rejoignit après s’être excusé auprès de nous. Juan Vicuna et le licencié Calzas se tenaient un peu à l’écart, conversant sur la pièce que nous allions voir et que Calzas avait beaucoup appréciée des années plus tôt, lors de la première représentation. À côté de moi, le capitaine me faisait de la place pour que je puisse rester au premier rang des mousquetaires, derrière la rambarde du parterre. Il avait acheté des gaufres et des oublies que j’avalai avec délices, tandis que sa main reposait sur mon épaule pour que les mouvements de la foule ne m’emportent pas trop loin. Tout à coup, je la sentis se raidir, puis se retirer lentement pour se poser sur le pommeau de son épée.

Suivant la direction de son regard qui s’était durci, je découvris dans la foule les deux hommes qui, la veille, avaient tourné autour de nous sur le parvis de San Felipe. Ils s’étaient mêlés aux mousquetaires et il me sembla les voir échanger un signe de connivence avec deux autres hommes qui venaient d’entrer par une porte voisine et s’avançaient vers eux. Chapeau enfoncé sur la tête, cape jetée sur l’épaule, moustaches retroussées, barbiche en pointe, quelques balafres sur le visage, bien campés sur leurs pieds, le regard perfide, ils étaient à n’en pas douter des sicaires que l’on paye tant le coup d’épée. Le théâtre en était rempli, bien entendu. Mais ces quatre individus semblaient s’intéresser singulièrement à nous.