On entendit frapper les coups qui annonçaient le début du spectacle, les mousquetaires crièrent « Chapeaux ! », tout le monde se découvrit, le rideau s’ouvrit et, oubliant les quatre sbires, mon attention fut aussitôt captivée par ce qui se passait sur la scène où apparaissaient déjà Doña Laura et Urbana. Devant la toile de fond, un petit décor de carton peint représentait la Tour de l’Or, à Séville.
— Fameux est l’Arenal.
— Ne le serait-il plus ?
— Ah, jamais il n’y eut au monde vue égale.
Aujourd’hui, je m’émeus encore au souvenir de ces vers, les premiers que j’entendis jamais prononcer sur la scène d’un théâtre, d’autant plus que la comédienne qui incarnait Doña Laura, la très belle Maria de Castro, allait tenir plus tard une certaine place dans la vie du capitaine Alatriste et dans la mienne. Mais ce jour-là, au théâtre du Prince, elle n’était que la belle Laura dans le port de Séville, accompagnée de sa tante Urbana, Séville où les galères s’apprêtaient à appareiller et où se trouvaient par hasard Don Lope et Toledo, son domestique.
Il faut bien abréger, puisqu’ils veulent partir. C’est victoire que fuir l’appât de la beauté !
Tout disparut autour de moi, suspendu que j’étais aux paroles qui sortaient de la bouche des acteurs. Bien entendu, quelques minutes plus tard, j’étais moi aussi à Séville, follement amoureux de Laura. J’enviais la vaillance des capitaines Fajardo et Castellanos et je rêvais de ferrailler avec les alguazils et les argousins avant de m’embarquer dans l’Armada du roi, disant, comme Don Lope de Vega :
J’ai dû tirer l’épée.
C’est pour un gentilhomme
il est vrai ; c’est en somme
le dégoût honorer,
si l’on a quelque estime.
Car affronter, même un dément,
un absent, qui effrontément vous offense,
je vous l’affirme,
c’est s’estimer homme de frime.
Sur ce, un spectateur qui se trouvait à côté de nous se pencha vers le capitaine pour lui dire de se taire, alors que celui-ci n’avait pas dit un mot. Je me retournai, surpris, et je vis le capitaine regarder avec attention l’homme qui l’avait pris à parti : un individu à la mine plutôt patibulaire, cape pliée en quatre sur l’épaule, la main sur la poignée de son épée. La représentation continuait et je me retournai vers la scène. Diego Alatriste se tenait parfaitement coi, mais l’homme à la cape revint à la charge, le regardant d’un air fort peu amène, grommelant à voix basse que certains ne respectaient pas le théâtre et empêchaient les autres d’écouter. Je sentis alors la main du capitaine, qu’il avait reposée sur mon épaule, me pousser doucement. Puis je vis qu’il écartait sa cape pour dégager la poignée de la dague pendue à sa ceinture. Sur ces entrefaites, le premier acte prit fin et l’assistance se mit à applaudir. Alatriste et notre voisin se regardèrent dans les yeux, sans un mot, et les choses en restèrent là. Un peu plus loin, les quatre individus nous observaient, deux de chaque côté.
Pendant le ballet de l’entracte, le capitaine chercha des yeux Vicuna et le licencié Calzas. Il me confia à eux, prétextant que je verrais mieux le deuxième acte d’où ils étaient. Au même instant, des applaudissements retentirent et les gens se tournèrent tous vers l’une des loges où le public avait reconnu le roi qui était entré discrètement au début du premier acte. Je vis alors pour la première fois son visage pâle, ses cheveux blonds ondulés sur le front et les tempes, et cette bouche charnue, héritée des Habsbourg, que ne soulignait pas encore la moustache qu’il porterait plus tard. Notre monarque était vêtu de velours noir, avec une collerette empesée et de sobres boutons d’argent, se conformant lui-même à l’édit d’austérité qu’il venait de signer afin de restreindre le luxe de la cour. Dans sa main pâle et fine aux veines bleutées, il tenait négligemment un gant de peau qu’il portait de temps en temps à sa bouche pour dissimuler un sourire ou adresser quelques mots à ceux qui l’entouraient, parmi lesquels l’assistance enthousiaste avait reconnu, à côté de plusieurs gentilshommes espagnols, le prince de Galles et le duc de Buckingham que Sa Majesté avait bien voulu, tout en gardant officiellement l’incognito – tous étaient couverts, comme si le roi n’était pas là –, inviter au spectacle. La sobriété grave des Espagnols contrastait avec les plumes, les rubans, les ganses et les bijoux des deux Anglais, dont la bonne mine et la jeunesse enchantèrent les spectateurs. Entre deux coups d’éventail, les compliments fusaient dans le parterre des femmes, accompagnés d’œillades dévastatrices.
Le deuxième acte commença et je le suivis avec autant d’attention que le premier, buvant les moindres gestes et paroles des comédiens. Au moment où le capitaine Fajardo récitait sa tirade :
« Cousine », dites-vous. Ne sais si cette cousine vous chante ; car cette chanterelle n’est que corde fausse et tangente.
L’homme à la cape pliée en quatre interpella une fois encore Diego Alatriste. Deux de ses comparses qui s’étaient rapprochés durant l’entracte vinrent le rejoindre. Le capitaine connaissait bien ce manège pour l’avoir pratiqué plusieurs fois. L’affaire était claire comme de l’eau de roche, d’autant plus que les deux autres coupe-jarrets s’avançaient eux aussi à travers la foule. Le capitaine regarda autour de lui. Détail significatif : on ne voyait nulle part l’alcalde et les alguazils chargés de maintenir l’ordre durant les représentations. Le licencié Calzas ne maniait pas les armes et Juan Vicuna, déjà dans la cinquantaine, n’était guère habile de son unique main. Quant à Don Francisco de Quevedo, il se trouvait assis deux rangées plus loin, captivé par le spectacle, ignorant tout de ce qui se tramait derrière lui.
Le pire était que l’auditoire, encouragé par les apostrophes des provocateurs, commençait à regarder de travers le capitaine, comme s’il dérangeait vraiment la représentation. Ce qui allait suivre était donc aussi sûr que deux et deux font quatre. Mais dans le cas qui nous occupe, trois plus deux faisaient cinq. Et cinq contre un, c’était trop, même pour le capitaine.
Diego Alatriste tenta de gagner la porte la plus proche. Contraint à se battre, il serait plus à son aise dans la rue qu’au beau milieu de cette foule où l’on ne tarderait guère à le percer comme un crible. Et puis, il y avait aussi deux églises toutes proches où il pourrait trouver asile si d’aventure la justice se mettait elle aussi de la partie. Mais les autres lui barraient la route et l’affaire semblait vouloir tourner au vinaigre. Le second acte prit fin sous les applaudissements. Les provocations des sicaires redoublèrent et la populace commença à y faire écho. On échangea des mots, le ton monta. Finalement, entre deux insultes, quelqu’un prononça le mot de « maraud ». Diego Alatriste prit une profonde respiration. Le sort l’avait voulu. Résigné, il posa la main sur son épée et dégaina.
Au moins, se dit-il alors, deux de ces fils à putain allaient l’accompagner en enfer. Puis, sans même se mettre en garde, il donna un coup horizontal sur la droite pour éloigner les fripouilles qui le serraient de plus près et, de l’autre main, s’empara de sa dague biscayenne. Ce fut l’émoi dans le public qui s’écarta tandis que les femmes se mettaient à crier et que les occupants des loges se penchaient pour mieux voir. Comme nous l’avons déjà dit, il n’y avait rien d’étrange à l’époque à ce que le spectacle se déplaçât de la scène au parterre et tous se préparaient à jouir de l’aubaine : en un instant, on fit cercle autour des adversaires. Le capitaine, sûr qu’il ne pourrait résister bien longtemps face à cinq hommes armés et connaissant leur métier, décida de ne pas donner dans les finesses de l’escrime et, au lieu de chercher à sauver sa peau, s’employa de son mieux à trouer celle de ses ennemis. Il donna un coup à l’homme à la cape pliée en quatre, sans grand résultat, puis, sans s’arrêter à voir l’effet de sa première attaque, se pencha pour frapper aux jambes un deuxième agresseur avec sa biscayenne. Puisque nous parlons arithmétique, cinq épées et cinq dagues faisaient dix lames d’acier qui fendaient l’air. Les coups pleuvaient comme la grêle. L’un d’eux passa si près qu’il taillada une manche du pourpoint du capitaine. Un autre lui aurait traversé le corps s’il ne s’était pas pris dans sa cape. Frappant à gauche et à droite, croisant le fer avec l’un, donnant de la biscayenne à l’autre, il fit reculer deux de ses adversaires. Puis il sentit le fil coupant et froid d’une lame. Le sang se mit à couler entre ses sourcils. Il était blessé à la tête. Tu es foutu et bien foutu, mon vieux Diego, se dit-il dans un dernier moment de lucidité. Il est vrai qu’il était épuisé. Ses bras lui pesaient comme du plomb et le sang l’aveuglait. Il leva la main gauche, celle qui tenait la dague, pour s’essuyer les yeux, et c’est alors qu’il vit une épée pointée vers sa gorge. Mais tout à coup retentit la voix tonitruante de Don Francisco de Quevedo : « Alatriste ! À moi ! À moi ! ». Le poète avait enjambé les bancs et la rambarde du parterre. L’épée au clair, il fit dévier le coup.