— Cinq contre deux, la partie est plus égale ! s’exclama le poète, flamberge au vent, puis il salua le capitaine d’une joyeuse inclinaison de la tête. Puisqu’il faut nous battre, battons-nous !
Et de fait il se battait comme un démon, sans que sa boiterie le gênât le moins du monde. Sans doute songeait-il au dizain qu’il allait composer s’il sortait indemne de cette échauffourée. Ses besicles avaient glissé et se balançaient sur sa poitrine au bout de leur cordon, à côté de la croix rouge de Saint-Jacques. Il attaquait, féroce, en sueur, avec toute la hargne qu’il réservait habituellement à ses vers mais que, dans des occasions comme celle-ci, il savait aussi distiller à la pointe de son épée. La fougue de sa charge inattendue retint les agresseurs. Don Francisco parvint même à en blesser un d’un bon coup qui traversa le baudrier jusqu’à l’épaule.
Les assaillants se regroupèrent et ce fut à nouveau une pluie de coups d’épée. Les comédiens eux-mêmes étaient ressortis sur la scène pour contempler le spectacle.
Ce qui arriva ensuite appartient à l’Histoire. Les témoins racontent que, dans la loge royale, Sa Majesté, le prince de Galles, Buckingham et leur suite de gentilshommes regardaient la bagarre avec un intérêt extrême et des sentiments divers. Notre monarque, comme c’est bien naturel, n’appréciait guère qu’on troublât ainsi l’ordre public en son auguste présence, même si celle-ci n’était pas officielle. Mais, jeune et l’esprit chevaleresque, il n’était point trop fâché que ses hôtes assistassent à une démonstration spontanée de la bravoure de ses sujets, qu’ils avaient eu d’ailleurs maintes occasions d’affronter sur les champs de bataille. Ce qui est sûr, c’est que l’homme qui se battait seul contre cinq le faisait avec un courage inouï, avec la force du désespoir, s’attachant en quelques coups d’épée la faveur du public, arrachant des cris d’angoisse aux femmes quand elles le voyaient cerné de trop près. À ce qu’on raconte, le roi hésita entre le protocole et son goût pour les armes. Il tarda quelque peu à ordonner au chef de sa garde, en habit ordinaire, d’aller rétablir l’ordre. Au moment où il allait enfin ouvrir la bouche pour manifester sa volonté royale et sans appel, tout le monde vit avec admiration Don Francisco de Quevedo, si connu à la cour, se précipiter à la rescousse avec sa fougue habituelle.
Mais le véritable coup de théâtre fut tout autre. Le poète avait crié le nom d’Alatriste en entrant en lice, et le roi, qui allait de surprise en surprise, vit Charles d’Angleterre et le duc de Buckingham échanger un regard.
— Alatruiste ! s’exclama le prince de Galles de sa voix juvénile.
Après s’être incliné un instant par-dessus la balustrade, il regarda avec avidité la scène qui se déroulait en bas, puis se retourna vers Buckingham, et ensuite vers le roi. Depuis qu’il était à Madrid, il avait eu le temps d’apprendre quelques mots d’espagnol, et c’est en ces termes qu’il s’adressa à notre monarque :
— Exciousez-moi, sire… J’ai ioune dette avec ce homme… À lui je dois ma vie.
Aussitôt, flegmatique et serein autant que s’il avait été dans un salon du palais de Saint-James, il ôta son chapeau, enfila ses gants et, cherchant son épée, regarda Buckingham avec un parfait sang-froid.
— Steenie, dit-il simplement. Puis, l’épée à la main, sans plus attendre, il descendit l’escalier, suivi de Buckingham qui dégainait à son tour. Abasourdi, le roi ne sut s’il devait les retenir ou continuer à regarder le spectacle. Lorsqu’il retrouva la contenance qu’il avait été sur le point de perdre, les deux Anglais étaient déjà en train de ferrailler avec les cinq hommes qui encerclaient Francisco de Quevedo et Diego Alatriste. Le combat fut de ceux qui font époque. Toute l’assistance, du parterre jusqu’à la galerie, aux loges et au paradis, éclata aussitôt en applaudissements et en cris d’enthousiasme. Le roi réagit enfin et, debout, se retourna vers ses gentilshommes, leur ordonnant de faire cesser immédiatement cette folie. Un de ses gants tomba à terre. Chez un homme dont les possessions s’étendaient aux deux mondes et qui en quarante ans de règne ne haussa jamais un sourcil en public, c’est dire à quel point il avait bien failli perdre les étriers dans une loge du théâtre du Prince.
X
LE SCEAU ET LA LETTRE
C’était l’heure de la relève. Par la fenêtre qui donnait sur l’une des grandes cours de l’Alcázar, Diego Alatriste pouvait entendre les cris des gardes espagnols, bourguignons et allemands. Un seul tapis recouvrait le plancher, sous une énorme table de bois foncé, jonchée de papiers, de dossiers et de livres, aussi massive que l’homme qui se trouvait derrière elle et qui lisait des lettres et des dépêches avec méthode, l’une après l’autre, les annotant de temps à autre avec une plume d’oie qu’il trempait dans un encrier en faïence de Talavera. Il écrivait vite, comme si les idées coulaient toutes seules sur le papier, avec autant de facilité que l’encre. Il travaillait ainsi depuis longtemps, sans relever la tête, pas même lorsque le lieutenant d’alguazils Martin Saldana, accompagné d’un sergent et de deux soldats de la garde royale, avait conduit devant lui Diego Alatriste par des corridors secrets, puis s’était retiré. Imperturbable, il continuait sa tâche et le capitaine eut tout loisir de bien l’examiner. Corpulent, une grosse tête, le visage rubicond, les cheveux noirs et drus qui lui retombaient sur les oreilles, une barbe noire et fournie, d’énormes moustaches retroussées en pointe sur les joues. Il était vêtu d’un habit de soie bleu foncé, rehaussé de galons noirs, de souliers et de bas noirs eux aussi. Seule la croix rouge de l’ordre de Calatrava, une collerette blanche et une fine chaîne d’or faisaient contraste avec son habillement très sobre.
Gaspar de Guzmán, troisième comte d’Olivares, n’allait être élevé au rang de duc que deux ans plus tard, mais il y en avait déjà deux qu’il avait la faveur du roi. Grand d’Espagne, son pouvoir, à l’âge de trente-cinq ans, était immense. Le jeune monarque, porté aux fêtes et à la chasse plus qu’aux affaires du gouvernement, était un instrument aveugle entre ses mains, et ceux qui auraient pu lui porter ombrage s’étaient soumis ou étaient morts. Ses anciens protecteurs, le duc d’Uceda et le père Luis d’Aliaga, favoris du roi précédent, étaient en exil. Le duc d’Osuna était tombé en disgrâce et avait vu ses biens confisqués. Le duc de Lerma avait échappé à l’échafaud grâce à son chapeau de cardinal – « vêtu de pourpre pour ne pas être pendu », récitait-on à l’époque –, et Rodrigo Calderón, l’un des piliers du régime antérieur, avait été exécuté sur la place publique. Personne ne gênait plus cet homme intelligent, cultivé, patriote et ambitieux dans sa volonté de tenir dans sa poigne les principaux ressorts de l’empire le plus vaste qui existât alors sur terre.