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Il n’est pas difficile d’imaginer les sentiments qui agitaient Diego Alatriste devant le tout-puissant favori, dans cette grande pièce qui, hormis le tapis et la table, n’était décorée que d’un portrait du défunt roi Philippe II, grand-père du monarque actuel, accroché au-dessus d’une grande cheminée dans laquelle aucun feu ne brûlait. Alatriste avait reconnu en lui, sans trop d’effort, le plus grand et le plus fort des deux hommes masqués qu’il avait rencontrés lors de cette première nuit dans la maison de la Porte de Santa Barbara. Celui-là même que l’homme à la tête ronde avait appelé « Excellence » avant qu’il ne sortît en exigeant qu’on ne fît pas trop couler de sang dans l’affaire des Anglais.

Pourvu, se dit le capitaine, qu’on ne me réserve pas le supplice du garrot. Il n’aimait pas non plus l’idée de se balancer au bout d’une corde, mais c’était quand même mieux que l’ignoble tourniquet qui broyait la gorge, défigurant les suppliciés, pendant que le bourreau disait : « Pardonnez-moi, mais j’ai mes ordres. » Que la colère divine foudroie le bourreau et les fils à putain qui le commandaient, d’ailleurs toujours les mêmes. Sans compter le passage obligé par le supplice du frontal et du brasero devant juge, rapporteur et greffier pour obtenir une confession en règle avant d’être envoyé tout désarticulé au diable. Mais Diego Alatriste n’étant pas homme à chanter sur commande, son tourment allait être long et pénible. Si on lui avait permis de choisir, il aurait préféré finir ses jours le fer à la main, comme un brave : vive l’Espagne et le reste, et puis un petit tour au ciel, avec les anges autant que se peut. Au bout du compte, n’était-ce pour un soldat la seule façon de passer de vie à trépas ? Mais le moment n’était pas venu de faire la fine bouche. C’était ce que lui avait dit à voix basse un Martin Saldana soucieux, quand il était allé le réveiller tôt le matin à la prison pour le conduire à l’Alcázar :

— Cette fois, je pense que tu es dans le pétrin, Diego.

— J’ai déjà connu pire.

— Non, crois-moi. Ce n’est pas avec une épée qu’on peut se débarrasser de celui qui veut te voir.

De toute façon, Alatriste n’avait plus aucune arme. On lui avait même enlevé le couteau de boucher qu’il cachait dans sa botte quand on l’avait appréhendé après l’échauffourée du théâtre où l’intervention des Anglais lui avait au moins valu de ne pas se faire tuer sur-le-champ.

— Quittes nous sommes, avait dit Charles d’Angleterre quand la garde était arrivée pour séparer les combattants ou protéger le prince, ce qui revenait au même.

Remettant son épée dans son fourreau, Charles avait tourné le dos, comme s’il ne s’intéressait plus à l’affaire, sous les applaudissements d’un public ravi. On avait laissé partir Don Francisco de Quevedo sur ordre personnel du roi qui, selon toute apparence, avait apprécié son dernier sonnet. Quant aux cinq spadassins, deux s’étaient enfuis, profitant du désordre, le troisième était grièvement blessé et les deux derniers avaient été appréhendés avec Alatriste et jetés dans un cachot voisin du sien. Mais quand le capitaine était sorti de sa cellule au matin, en compagnie de Saldana, leur cachot était vide.

Le comte d’Olivares était toujours absorbé dans son courrier et le capitaine regarda sombrement la fenêtre qui lui épargnerait peut-être le bourreau, abrégeant ainsi la procédure, même si une chute de trente pieds sur les dalles de la cour n’était pas grand-chose. Il risquait d’en sortir vivant et qu’on le hisse sur le chevalet, puis qu’on le pende par ses jambes brisées, spectacle qui n’aurait rien de bien divertissant. Et ce n’était pas tout : s’il y avait finalement Quelqu’un dans l’au-delà, l’histoire de la fenêtre pourrait lui coûter fort cher, le temps d’une éternité, possibilité qui, pour hypothétique qu’elle fût, n’en était pas moins inquiétante. S’il fallait donc sonner la retraite, mieux valait le faire muni des sacrements et par une main étrangère, au cas où… En fin de compte, se dit-il pour se consoler, l’agonie a beau être longue et douloureuse, la mort finit toujours par survenir. Et avec elle, le repos.

Il en était là de ses allègres pensées quand il se rendit compte que le favori du roi ne s’occupait plus de son courrier et qu’il le regardait. Ces yeux noirs et vifs semblaient l’étudier. Alatriste, dont le pourpoint et les chausses portaient les traces d’une nuit passée au cachot, regretta fort de ne pouvoir faire meilleure mine. Des joues rasées de frais lui auraient donné plus belle apparence. Et il n’aurait pas refusé non plus un bandage propre sur la plaie qu’il avait au front, ainsi qu’un peu d’eau claire pour laver le sang dont son visage était couvert.

— M’avez-vous déjà vu quelque part ?

La question d’Olivares prit le capitaine au dépourvu. Un sixième sens, semblable à celui qui s’éveille au bruit d’une lame d’acier sur une pierre à aiguiser, lui recommanda de faire preuve de la plus extrême prudence.

— Non. Jamais.

— Jamais ?

— C’est ce que j’ai eu l’honneur de répondre à Votre Excellence.

— Pas même dans la rue ou dans un lieu public ?

— Eh bien – le capitaine lissa sa moustache comme s’il faisait un effort pour se souvenir. Peut-être dans la rue… Je veux parler de la Plaza Mayor, du Prado, de la chaussée de Saint-Jérôme, d’autres endroits semblables – il hocha la tête, simulant une franchise sans faille… C’est bien possible.

Olivares soutenait son regard, impassible.

— Pas ailleurs ?

— Non, que je sache.

Le temps d’un éclair, le capitaine crut discerner un sourire dans la barbe féroce du conseiller. Mais il n’en fut jamais sûr. Olivares avait pris un des dossiers posés sur la table et le feuilletait distraitement.

— Vous avez servi en Flandre et à Naples, à ce que je vois. Puis contre les Turcs du Levant et de Barbarie… Une longue vie de soldat.

— Depuis que j’ai treize ans, Excellence.

— Votre titre de capitaine est un surnom, je suppose.

— Pour ainsi dire. Je n’ai jamais été autre chose que sergent et j’ai même perdu ce grade à la suite d’une altercation.

— Oui, c’est ce que je vois ici – le ministre continuait à tourner les pages. Vous vous êtes battu avec un porte-enseigne et vous l’avez blessé… Je m’étonne qu’on ne vous ait pas envoyé au gibet.

— On allait le faire, Excellence. Mais ce jour-là, nos troupes se sont mutinées à Maastricht. Il y avait cinq mois que les soldats ne touchaient plus leur solde. Je ne me suis pas joint à eux et j’ai eu la chance de pouvoir défendre notre mestre de camp, Don Miguel de Orduna.

— Vous n’appréciez pas les mutineries ?

— Je n’aime pas qu’on assassine les officiers. Le conseiller eut un froncement de sourcils.

— Même pas ceux qui veulent vous faire pendre ?