— Ce sont deux choses différentes.
— Pour défendre votre mestre de camp, vous avez expédié deux ou trois soldats de votre propre main, dit-on ici.
— C’était des Allemands, Excellence. Et puis le mestre de camp m’a dit : « Par tous les diables, Alatriste, si les mutins doivent me tuer, au moins que ce soient des Espagnols. » J’ai trouvé qu’il avait raison, je suis intervenu et j’ai obtenu ma grâce.
Olivares écoutait attentivement. De temps en temps, il jetait un coup d’œil aux papiers étalés devant lui, puis regardait Diego Alatriste avec intérêt, le regard songeur.
— Je vois, dit-il. J’ai également ici une lettre de recommandation du vieux comte de Guadalmedina et un bénéfice signé de la main de Don Ambrosio de Spinola, vous accordant huit écus de rente pour vos valeureux services face à l’ennemi… L’avez-vous reçue ?
— Non, Excellence. Les généraux disent une chose et les secrétaires, administrateurs et greffiers en font une autre… Quand j’ai réclamé mon dû, on m’a réduit mon bénéfice de moitié et je n’en ai pas encore vu la couleur.
Le ministre hocha gravement la tête, comme s’il lui arrivait à lui aussi d’être privé de son dû. Ou peut-être voulait-il simplement approuver l’âpreté des secrétaires, administrateurs et greffiers quand il s’agissait des deniers publics. Alatriste le regardait consulter le dossier avec une minutie de fonctionnaire.
— Licencié après Fleurus pour blessure grave et honorable… continua Olivares qui maintenant regardait la plaie sur le front du capitaine. Vous avez une certaine propension à vous faire blesser, à ce que je vois.
— Et à blesser, Excellence.
Diego Alatriste s’était légèrement redresse et tordait sa moustache. Il ne prisait guère que quelqu’un, fût-ce celui qui avait le pouvoir de le faire exécuter sur-le-champ, prît ses blessures à la légère. Olivares étudia avec curiosité la lueur d’insolence qui s’était allumée dans ses yeux, puis retourna à son dossier.
— C’est ce qu’il semble, conclut-il. Quoique vos aventures loin des drapeaux paraissent moins exemplaires que dans la vie militaire… Je vois ici une bagarre à Naples, avec mort d’homme… Ah ! Et aussi un acte d’insubordination durant la répression des rebelles maures à Valence – le conseiller fronça le sourcil… Peut-être le décret d’expulsion signé par Sa Majesté n’était-il pas de votre goût ?
Le capitaine ne répondit pas tout de suite.
— J’étais un soldat, dit-il finalement. Pas un boucher.
— Je vous imaginais meilleur serviteur de votre roi.
— Je le suis. Et je l’ai même servi mieux que Dieu dont j’ai enfreint les dix commandements, alors que de mon roi, aucun.
Le favori haussa un sourcil.
— J’ai toujours cru que la campagne de Valence avait été glorieuse…
— Votre Excellence sera mal informée. Il n’y a aucune gloire à piller des maisons, à forcer des femmes et à égorger des paysans sans défense.
Olivares l’écoutait, impénétrable.
— Mais ils étaient tous contre la vraie foi, rétorqua-t-il. Et ils se refusaient à abjurer celle de Mahomet.
Le capitaine haussa simplement les épaules.
— Peut-être, répondit-il. Mais cette guerre n’était pas la mienne.
— Voyez-vous ça – le ministre haussait maintenant les deux sourcils, feignant la surprise. Et assassiner pour le compte d’autrui l’est davantage ?
— Je ne tue ni les enfants ni les vieillards, Excellence.
— Je vois. Et c’est pour cette raison que vous avez quitté votre régiment pour vous enrôler sur les galères de Naples ?
— Oui. Puisqu’il fallait trucider des infidèles, j’ai préféré me battre contre les soldats turcs. Eux au moins étaient des hommes, capables de se défendre.
Olivares le regarda un moment sans rien dire. Puis il se replongea dans ses papiers. Il semblait réfléchir.
— Pourtant, vous comptez sur l’appui de gens de qualité, dit-il enfin. Le jeune Guadalmedina par exemple. Ou Don Francisco de Quevedo qui a si curieusement mis les fers au feu hier, même si Quevedo fait autant de tort que de bien à ses amis, selon ses heurs et ses malheurs – le conseiller fit une longue pause, lourde de signification – …et aussi, à ce qu’il paraît, l’éblouissant duc de Buckingham croit vous devoir quelque chose – il fit encore une autre pause, plus longue que la précédente – … et le prince de Galles.
— Je n’en sais rien.
Alatriste haussa encore les épaules, impassible.
— Mais ces gentilshommes ont fait plus que le nécessaire hier pour payer leur dette, réelle ou supposée.
Olivares secoua lentement la tête.
— N’allez pas le croire, fît-il avec un soupir de lassitude. Ce matin même, Charles d’Angleterre a bien voulu s’intéresser encore une fois à votre sort. Jusqu’à Sa Majesté qui, encore tout étonnée de l’aventure, désire être tenue au courant…
Olivares repoussa brusquement le dossier. La situation est embarrassante. Et très délicate.
Le conseiller toisait Diego Alatriste, comme s’il se demandait ce qu’il devait faire de lui.
— Dommage, reprit-il, que ces cinq imbéciles d’hier n’aient pas mieux fait leur besogne. Celui qui les a payés avait vu juste… Vous mort, nous n’aurions pas toutes ces complications.
— Je regrette de ne pas partager votre déception, Excellence.
— A propos… – le regard du ministre était devenu dur, impénétrable. Ce qu’on raconte est-il vrai, que vous avez sauvé la vie d’un voyageur anglais il y a quelques jours, alors qu’un de vos camarades était sur le point de le tuer ?
Alerte. Aux armes, tambours et trompettes, se dit Alatriste. Mieux aurait valu une sortie nocturne des Hollandais contre le Tercio dormant à poings fermés derrière les fascines. Des conversations comme celles-ci pouvaient vous conduire droit au gibet. Et en ce moment, il n’aurait pas donné cher de sa peau.
— Que Votre Excellence me pardonne, mais je ne me souviens de rien de tel.
— Allons, cherchez mieux dans votre mémoire.
On l’avait déjà menacé bien des fois dans sa vie. Qu’il s’en tirât cette fois encore lui paraissait plus que douteux. Puisque les dés étaient jetés, le capitaine resta impassible, ce qui ne l’empêcha pas de choisir ses mots avec le plus grand soin :
— J’ignore si j’ai sauvé la vie de quelqu’un, dit-il après un instant de réflexion. Mais je me souviens que lorsque j’ai reçu mes ordres, celui qui le premier a loué mes services a dit qu’il ne voulait pas de morts.
— Ah bon… C’est ce qu’il a dit ?
— Exactement.
Les pupilles pénétrantes du conseiller visaient le capitaine comme des bouches d’arquebuses.
— Et qui était cet homme ? demanda-t-il avec une dangereuse douceur.
Alatriste ne battit même pas des paupières.
— Je l’ignore, Excellence. Il était masqué. Olivares le regardait avec un intérêt renouvelé.
— Si tels étaient les ordres, comment votre compagnon a-t-il osé aller plus loin ?
— Je ne sais pas de quel compagnon parle Votre Excellence. De toute façon, deux personnes qui accompagnaient cet homme m’ont ensuite donné des instructions différentes.
— Deux personnes ?… – le ministre semblait fort intéressé par ce pluriel. Par le sang du Christ, j’aimerais fort connaître leurs noms. Ou leur signalement.
— Je crains que ce ne soit impossible. Votre Excellence aura déjà remarqué que la mémoire n’est pas mon point fort. Et les masques…
Olivares donna un coup sur la table, comme pour dissimuler son impatience. Mais le regard qu’il adressa à Alatriste semblait plus admiratif que menaçant. Le conseiller semblait soupeser les propos du capitaine.
— Je commence à me lasser de votre mauvaise mémoire. Et je vous préviens qu’il existe des bourreaux pour rafraîchir celle des plus malins.