— Je prie Votre Excellence de bien me regarder.
Olivares, qui n’avait cessé de fixer le capitaine, fronça brusquement les sourcils, irrité et surpris, le visage très grave. Alatriste crut qu’il allait appeler la garde pour le faire pendre sans autre forme de procès. Mais le conseiller resta immobile et silencieux en regardant le capitaine, comme celui-ci le lui avait demandé. Finalement, quelque chose qu’il dut voir dans la fermeté de son expression ou dans ses yeux clairs et froids, qui ne battirent pas une seule fois le temps de cet examen, parut le convaincre.
— Vous avez peut-être raison, dit-il. J’oserais jurer que vous faites partie de ces gens qui oublient tout. Ou qui sont muets.
Pensif, il regarda quelque temps les papiers étalés sur sa table.
— Je dois m’occuper de quelques affaires, dit-il. J’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à attendre encore un peu ici.
Il se leva et, s’approchant d’un cordon de sonnette qui pendait au mur, il le tira une seule fois. Puis il revint s’asseoir sans prêter davantage attention au capitaine.
L’air familier du personnage qui entra dans la pièce s’accentua quand Alatriste entendit sa voix. Parbleu, se dit-il, nous voilà donc en pays de connaissance. Il ne manquait plus que le père Emilio Bocanegra et le spadassin italien pour que les retrouvailles fussent complètes. Le nouveau venu avait la tête ronde, quelques rares cheveux clairsemés et grisonnants qui lui tombaient au-dessous des pommettes, une barbe très étroite taillée de la lèvre inférieure au menton et des moustaches peu épaisses mais frisées sur des joues aussi couperosées que son gros nez. Il était vêtu de noir et la croix de l’ordre de Calatrava qu’il portait sur la poitrine ne suffisait pas à faire oublier la vulgarité du personnage, avec sa collerette malpropre et mal empesée, ses mains tachées d’encre qui lui donnaient l’air d’un secrétaire parvenu, sa grosse bague en or au petit doigt de la main gauche. Mais ses yeux étaient intelligents et très vifs. Et son sourcil gauche, arqué plus haut que le droit, lui donnait un air critique, fourbe et même malveillant. Il parut d’abord surpris, puis froid et dédaigneux quand il découvrit Diego Alatriste.
Il s’agissait de Luis d’Alquézar, secrétaire privé de Sa Majesté Philippe IV. Et cette fois, il ne portait pas de masque.
— Pour résumer, dit Olivares, il y avait donc deux conspirations. La première visait à donner une leçon à des voyageurs anglais et à leur dérober des documents secrets. L’autre consistait simplement à les assassiner. J’avais eu quelques échos de la première, si ma mémoire est bonne… Mais la seconde me prend presque par surprise. Peut-être Votre Grâce, Don Luis, en qualité de secrétaire de Sa Majesté et d’homme à l’écoute de tous les bruits qui circulent à la cour, en a-t-elle entendu parler.
Le conseiller s’était exprimé en pesant tous ses mots, avec de longues pauses entre les phrases, sans quitter des yeux l’homme qui venait d’entrer. Celui-ci était resté debout et lançait de temps en temps des regards furtifs à Diego Alatriste. Le capitaine se tenait à l’écart, impatient de savoir comment diantre l’affaire allait se terminer. Deux loups dans la bergerie, c’était beaucoup pour une seule brebis.
Olivares attendait la suite. Luis d’Alquézar s’éclaircit la gorge.
— Je crains de ne pouvoir être bien utile à Votre Grandeur, dit-il d’une voix extrêmement prudente qui trahissait son embarras à voir Alatriste dans la pièce. Moi aussi j’avais entendu parler de la première conspiration… Pour la seconde… – il regarda le capitaine et son sourcil gauche se haussa, sinistre, comme un cimeterre turc. J’ignore ce que ce sujet a pu, hum, raconter.
Impatient, le conseiller tambourinait sur la table.
— Ce sujet n’a rien dit. Je le fais attendre ici pour une autre affaire.
Luis d’Alquézar regarda longtemps le ministre, pesant ce qu’il venait d’entendre. Quand il l’eut digéré, il se tourna vers Alatriste, puis vers Olivares.
— Mais… commença-t-il.
— Il n’y a pas de mais.
Alquézar s’éclaircit la gorge encore une fois.
— Comme Votre Grandeur me parle d’une affaire aussi délicate devant un tiers, j’ai cru…
— Vous avez eu tort.
— Pardonnez-moi – le secrétaire regardait d’un air inquiet les papiers étalés sur la table, comme s’il craignait d’y trouver quelque sujet d’alarme. Il était devenu très pâle. Mais je ne sais si je dois… devant un étranger…
Le conseiller leva une main autoritaire. Alatriste aurait juré qu’Olivares prenait plaisir à faire durer la scène.
— Vous devez.
Alquézar s’éclaircit encore la gorge, cette fois bruyamment, et avala sa salive pour la quatrième fois.
— Je suis toujours aux ordres de Votre Grandeur – son visage, d’une pâleur extrême, s’empourprait brusquement, comme s’il avait des bouffées de chaleur. Ce que je peux supposer de cette deuxième conspiration…
— Essayez de l’imaginer dans tous ses détails, je vous prie.
— Naturellement, Excellence – les yeux d’Alquézar continuaient à scruter inutilement les papiers du ministre. Son instinct de fonctionnaire le poussait sans doute à y chercher l’explication de ce qui se passait – … je vous disais que tout ce que je peux imaginer, ou supposer, c’est que divers intérêts se sont contrecarrés. Ceux de l’Église par exemple…
— L’Église est bien vaste. Faites-vous allusion à quelqu’un en particulier ?
— Eh bien, certains disposent du pouvoir terrestre, en plus du pouvoir ecclésiastique. Et ils voient d’un mauvais œil qu’un hérétique…
— Je vois, l’interrompit le ministre. Vous faites allusion à de saints hommes, comme le père Emilie Bocanegra, par exemple.
Alatriste vit le secrétaire du roi réprimer un sursaut.
— Je n’ai pas parlé de Sa Révérence, dit Alquézar qui retrouvait son sang-froid. Mais puisque Votre Grandeur daigne le mentionner, je répondrai que oui. Je veux dire que peut-être le père Emilio est effectivement du nombre de ceux qui ne verraient pas avec plaisir une alliance avec l’Angleterre.
— Je suis surpris que vous n’ayez pas accouru me consulter si vous abritiez pareils soupçons.
Le secrétaire poussa un soupir et risqua un sourire discret. À mesure que se prolongeait la conversation et qu’il savait mieux sur quel pied danser, la ruse et l’assurance semblaient lui revenir.
— Votre Grandeur sait comment est la cour. Il n’est pas facile de survivre entre les Tyriens et les Troyens. Il faut compter avec les influences, les pressions de toutes sortes… De plus, on sait que Votre Grandeur n’est pas favorable à une alliance avec l’Angleterre… En fin de compte, il s’agissait de vous servir.
— Palsambleu, Alquézar, j’en ai fait pendre plus d’un pour semblables services – le regard d’Olivares transperça le secrétaire du roi comme un coup de mousquet – … et j’imagine que l’or de Richelieu, des Savoie et de Venise aura eu lui aussi son mot à dire.
Le sourire complice et servile qui apparaissait déjà sous la moustache du secrétaire du roi s’effaça comme par enchantement.
— J’ignore de quoi Votre Grandeur veut parler.
— Vous l’ignorez ? Comme c’est étrange. Mes espions m’ont confirmé la livraison d’une importante somme à un personnage de la cour, mais sans l’identifier… Tout ceci m’éclaire un peu.
Alquézar posa la main sur la croix de l’ordre de Calatrava brodée sur sa poitrine.
— J’espère que Votre Excellence ne va pas penser que je…
— Vous ? Je ne vois pas quel rôle vous pourriez jouer dans cette affaire.
Olivares fit un geste las de la main, comme pour chasser une idée malencontreuse, et Alquézar esquissa un sourire, soulagé. Tout le monde sait bien que c’est moi qui vous ai nommé secrétaire privé de Sa Majesté. Vous avez ma confiance. Et même si vous avez eu un certain pouvoir ces derniers temps, je doute que vous ayez l’audace de conspirer à votre guise. Je vois juste ?