— Il s’agit de deux gentilshommes étrangers, jeunes – continua l’homme masqué à la tête ronde. Ils voyagent incognito. Inutile donc de vous faire connaître leurs noms et leur condition véritables. Le plus âgé se fait appeler Thomas Smith et il n’a pas plus de trente ans. L’autre, John Smith, à peine vingt-trois ans. Ils entreront dans Madrid à cheval, seuls, dans la nuit de demain vendredi. Fatigués, je suppose, car ils voyagent depuis plusieurs jours. Nous ignorons par quelle porte ils passeront. Le plus sûr est donc de les attendre près de leur destination, la Maison aux sept cheminées… La connaissez-vous ?
Diego Alatriste et son compagnon firent un signe de tête. Tout le monde à Madrid connaissait l’hôtel du comte de Bristol, ambassadeur d’Angleterre.
— On devra croire – continua l’homme masqué – que les deux voyageurs se sont fait attaquer par de vulgaires coupe-jarrets. Il faudra donc dérober tout ce qu’ils portent sur eux. Il serait bon aussi que le plus blond et le plus arrogant des deux, le plus âgé, soit légèrement blessé. Une estafilade à une jambe ou à un bras, mais sans gravité. Quant au plus jeune, il suffira de l’effrayer et de le laisser aller – celui qui parlait se tourna légèrement vers son compagnon, comme s’il attendait son approbation. Il faudra aussi leur prendre tous les documents et lettres qu’ils pourraient avoir sur eux et nous les faire remettre sans faute.
— A qui devrons-nous les remettre ? demanda Alatriste.
— A quelqu’un qui vous attendra de l’autre côté du couvent des carmes déchaussés. Votre mot de passe sera Garde suisse.
Tandis qu’il parlait, l’homme à la tête ronde glissa la main sous la robe sombre qui recouvrait son costume et sortit une petite bourse. Un instant, Alatriste crut entrevoir sur sa poitrine l’extrémité de la croix de l’ordre de Calatrava, brodée en rouge, mais son attention fut bientôt détournée par l’argent que l’homme masqué déposait sur la table : la lumière de la lanterne faisait reluire cinq doublons pour son compagnon, cinq autres pour lui. Des pièces neuves, bien polies. Vrai gentilhomme que celui-là, aurait dit Don Francisco de Quevedo, s’il avait eu voix au chapitre. Métal béni, récemment frappé à l’écu de Sa Majesté. Bénédiction du ciel qui allait lui permettre de se procurer gîte, couvert et vêtements, plus la chaleur d’une femme…
— Il manque dix pièces d’or, dit le capitaine. Pour chacun.
— L’homme qui vous attendra demain vous remettra le reste, en échange des documents des voyageurs, répondit l’autre sèchement.
— Et si les choses tournent mal ?
Derrière le masque, les yeux de l’homme corpulent que son compagnon avait appelé Excellence semblèrent vouloir transpercer le capitaine.
— Il serait de beaucoup préférable, pour tout le monde, que ce ne soit pas le cas, dit-il d’une voix où pointait une menace.
L’intimidation était sûrement monnaie courante pour cet homme. Et il sautait aussi aux yeux qu’il était de ceux qui n’ont besoin de menacer qu’une seule fois, et le plus souvent pas du tout. Alatriste redressa pourtant une pointe de sa moustache en soutenant le regard de l’autre, l’air renfrogné, solidement campé sur ses deux jambes, décidé à ne se laisser impressionner ni par une Excellence ni par le Sursum Corda. Il détestait qu’on ne le paye pas en totalité, et plus encore que deux inconnus masqués lui fissent la leçon, en pleine nuit et à la lumière d’une lanterne, sans lui payer tout son dû. Mais l’homme au visage marqué par la petite vérole, moins vétilleux, semblait s’intéresser à autre chose :
— Et les bourses de nos pigeons ? l’entendit-il demander. Devrons-nous aussi les remettre ?
Italien, se dit le capitaine en entendant son accent. L’homme parlait d’une voix basse et grave, presque sur le ton de la confidence, mais avec quelque chose d’étouffé et de rauque qui produisait un vague malaise. Comme si on lui avait brûlé les cordes vocales à l’alcool pur. Il parlait sur un ton respectueux, mais il y avait comme une fausse note dans sa voix. Une espèce d’insolence dissimulée qui n’en était que plus inquiétante. Il regardait les deux hommes masqués avec un sourire à la fois amical et sinistre sous sa moustache bien taillée. On l’imaginait sans peine avec le même rictus en train de déchirer de son épée les vêtements d’un client et la chair qu’ils recouvraient. Un sourire à ce point sympathique qu’il faisait froid dans le dos.
— Ce ne sera pas nécessaire, répondit l’homme à la tête ronde après avoir interrogé du regard son compagnon. Vous pourrez garder les bourses si vous le désirez. Pour votre peine.
L’Italien siffla entre ses dents un air qui ressemblait à une chaconne, quelque chose comme tirulitata, qu’il répéta une deuxième fois en regardant en coin le capitaine :
— Il me semble que ce travail va me plaire.
Son sourire avait disparu et s’était réfugié dans ses yeux noirs qui se mirent à briller d’une lueur dangereuse. C’était la première fois qu’Alatriste voyait sourire Gualterio Malatesta. Et à propos de cette rencontre, prélude à une série aussi longue que mouvementée, le capitaine devait me raconter plus tard que si quelqu’un lui avait souri de cette façon dans une venelle déserte, il n’aurait pas attendu la deuxième grimace pour dégainer avec la rapidité de l’éclair. Croiser ce personnage, c’était ressentir la nécessité impérieuse de le prendre de vitesse, pour l’empêcher de vous devancer de façon irréparable. Imaginez un serpent complice et dangereux dont on ne sait jamais de quel côté il est, jusqu’au moment où l’on découvre qu’il ne connaît que son intérêt et qu’il se soucie du reste comme d’une guigne. Un de ces hommes mauvais, fuyants, à l’âme obscure et sinueuse, qui vous donnent la certitude absolue qu’il ne faut jamais baisser la garde et que mieux vaut leur porter tout de suite un bon coup d’épée, avant qu’ils ne vous prennent de court.
L’homme corpulent n’était pas bavard. Il attendit encore un moment en silence, écoutant attentivement les dernières explications que son compagnon à la tête ronde donnait à Diego Alatriste et à l’Italien. Une ou deux fois, il hocha la tête, puis fit demi-tour et se dirigea vers la porte.
— Pas trop de sang, l’entendirent-ils préciser une dernière fois quand il eut atteint le seuil.
À son comportement et surtout au profond respect que lui témoignait l’autre homme masqué, le capitaine déduisit que celui qui venait de sortir était un personnage de la plus haute importance. Il y pensait encore lorsque l’homme à la tête ronde posa une main sur la table et, de derrière son masque, fixa les deux spadassins avec une attention extrême. Il y avait dans ses yeux une lueur nouvelle et inquiétante, comme s’il n’avait pas encore tout dit. Le silence s’appesantit dans la pièce où jouaient les ombres. Alatriste et l’Italien s’observèrent un instant du coin de l’œil, sans dire un mot, attendant la suite. Devant eux, immobile, l’homme masqué semblait attendre quelque chose, ou quelqu’un.
La réponse vint un moment plus tard quand une tapisserie dissimulée dans l’ombre de la pièce, entre les rayons de la bibliothèque, s’écarta pour révéler une porte dérobée par laquelle apparut une silhouette sombre et sinistre qu’un homme moins trempé que Diego Alatriste aurait pu prendre pour une apparition. Le nouveau venu fit quelques pas et la lumière de la lanterne posée sur la table éclaira son visage, révélant des joues creuses et sans barbe au-dessus desquelles brillaient des yeux fébriles surmontés d’épais sourcils. Il était vêtu de l’habit noir et blanc des dominicains et ne portait pas de masque : ses yeux brillants donnaient une expression de fermeté fanatique à son visage maigre et ascétique. Il devait avoir une cinquantaine d’années. Ses cheveux gris et courts étaient largement tonsurés sur le dessus de la tête. Ses mains, qu’il avait sorties des manches de son habit en entrant dans la pièce, étaient sèches et décharnées, comme celles d’un cadavre. Glacées comme la mort.