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Elle pensa soudain, et ce n’était pas la première fois, que quelqu’un devrait servir de médiateur entre les Ajahs, et le plus tôt possible, sinon les rebelles entreraient par la grande porte, tranquillement, avec l’audace des voleurs, et pilleraient la maison pendant que le reste des sœurs continuerait à discutailler pour savoir qui hériterait de l’argenterie de la Grand Tante Sumi. Mais pour débrouiller les nœuds de cet écheveau enchevêtré, elle ne voyait qu’un fil : que Meidani et ses amies admettent publiquement qu’elles avaient été envoyées à la Tour par les rebelles pour répandre des rumeurs – des histoires qu’elles prétendaient vraies ! –, selon lesquelles les Rouges auraient créé de toutes pièces le faux Dragon Logain. Était-il possible que ce fût vrai ? Sans que Pevara le sache ? Impossible de penser qu’une Députée, surtout Pevara, puisse avoir été trompée. Quoi qu’il en soit, à ce premier nœud il s’en était surajouté tant d’autres depuis que maintenant, ça n’avait plus d’importance. En outre, comment accorder foi à de telles fantaisies sans remettre en question la loyauté des dix femmes sur quatorze dont elle pouvait être sûre qu’elles n’appartenaient pas à l’Ajah Noire, et, qui plus est, sans risquer de compromettre leurs agissements aux unes et aux autres avant que la tempête n’éclate.

Le frisson qui la parcourut alors ne devait rien aux courants d’air, songeant qu’elle-même et toutes celles qui étaient susceptibles de révéler la vérité mourraient avant la fin de la tempête, que ce soit de mort naturelle ou prétendument accidentelle. À moins qu’elle ne disparaisse, ayant apparemment quitté la Tour, à tout jamais. Chaque preuve serait enfouie si profondément que toute une armée munie de pelles n’arriverait pas à la déterrer. Même les rumeurs seraient étouffées. Cela était déjà arrivé. Tout le monde et la plupart des sœurs croyaient toujours que Tamra Ospenya était morte dans son lit. Elle l’avait cru, elle aussi. Non, il fallait d’abord circonscrire l’Ajah Noire et, dans la mesure du possible, la réduire à l’impuissance avant d’oser révéler les faits.

Meidani reprit son rapport quand les Brunes furent à bonne distance, mais se tut quelques instants plus tard quand, juste devant elles, une grosse main poilue écarta une tapisserie. Un courant d’air glacé entra par la porte que dissimulaient les oiseaux multicolores de la tenture des Terres Englouties. Un lourdaud en grossier vêtement de travail entra à reculons dans le couloir, tirant une charrette à bras débordant de bûches de noyer qu’un autre domestique en vulgaire tunique poussait par-derrière. C’étaient de simples ouvriers : ni l’un ni l’autre n’arborait la Flamme blanche sur la poitrine.

À la vue des deux Aes Sedai, paniqués, ils laissèrent précipitamment retomber la tapisserie, bataillant pour dégager la voie tout en s’efforçant de faire leurs révérences, manquant de peu de renverser leur chargement, et retenant frénétiquement le bois de chauffage, tout en continuant leurs courbettes. Ils avaient pensé, sans aucun doute, terminer leur tâche sans rencontrer aucune sœur. Yukiri ressentait toujours de la sympathie pour les gens qui devaient monter le bois, l’eau et tout le reste jusqu’aux niveaux supérieurs, par les rampes des domestiques, mais elle les dépassa en fronçant les sourcils.

Parler en marchant permettait d’éviter les oreilles indiscrètes, et les couloirs des espaces communs lui avaient paru convenir à un entretien privé avec Meidani. C’était bien préférable à son propre appartement, où une garde chargée de préserver la confidentialité aurait annoncé à toutes les Grises que non seulement elle avait des secrets à partager, mais encore, avec qui. Pour le moment, la Tour abritait environ deux cents sœurs, pour une capacité d’accueil au moins dix fois supérieure. Comme chacune évitait de sortir autant que possible, les espaces communs auraient dû être déserts. C’est du moins ce qu’elle avait pensé.

Elle avait tenu compte des domestiques en livrée chargés de vérifier les mèches et le niveau d’huile des lampes et des douzaines d’autres choses, et des ouvriers portant sur le dos des hottes d’osier pleines d’objets hétéroclites. Ils étaient toujours nombreux très tôt le matin, préparant la Tour pour la journée, mais ils saluaient précipitamment et s’esquivaient promptement à la vue des sœurs. Hors de portée des voix. Les serviteurs de la Tour avaient appris à être discrets, prenant tout particulièrement garde de ne pas entendre fortuitement ce qu’ils devaient ignorer.

Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’était le nombre de sœurs qui choisiraient de sortir de leurs appartements, par groupes de deux ou trois, malgré l’heure et le froid : des Rouges qui s’efforçaient d’intimider toutes celles qui n’étaient pas de leur Ajah ; des Vertes et les Jaunes qui rivalisaient d’arrogance devant des Brunes qui elles-mêmes tentaient d’écraser les Vertes et les Jaunes du haut de leur supériorité ; quelques Blanches, sans Lige à part une seule, qui arboraient une fausse sérénité, tout en sursautant au bruit de leurs propres pas. Un groupe n’était pas hors de vue depuis plus de quelques minutes qu’un autre apparaissait, de sorte que Meidani passait autant de temps à discuter des points de droit qu’à faire son rapport. Pis encore, à deux reprises, des Grises leur sourirent, apparemment soulagées de croiser quelqu’un de leur Ajah, et elles se seraient jointes à elles si Yukiri n’avait pas secoué la tête à leur adresse. Ce qui la mit en fureur, parce que cela indiquait aux autres qu’elle avait une raison spéciale d’être seule avec Meidani. Même si l’Ajah Noire ne le remarquait pas – et la Lumière fasse qu’elle n’ait pas de raison de le remarquer –, la plupart des sœurs étaient, depuis un certain temps, prises d’une frénésie d’espionnage, chaque Ajah espionnant les autres et réciproquement, ce qui alimentait des rumeurs qui se propageaient en se gonflant au fur et à mesure. Avec Elaida qui, au nom des Trois Serments, s’efforçait apparemment de remettre les Ajahs au pas, ces rumeurs justifiaient trop souvent des pénitences. Yukiri avait déjà subi une de ces pénitences, et elle n’avait aucune envie de perdre son temps à récurer les sols pendant des jours, au moment où elle avait tant de pain sur la planche. Une visite à Silviana n’était pas mieux, même si cela lui faisait gagner du temps ! D’ailleurs Elaida se montrait de plus en plus intransigeante et elle avait commencé à convoquer Silviana à ce sujet. Toute la Tour ne parlait que de ça.

À contrecœur, Yukiri devait bien admettre que tout cela lui inspirait de la prudence dans la façon dont elle regardait les sœurs. Un regard trop long, et on avait l’air d’espionner soi-même. Trop bref, et on avait l’air furtif, avec le même résultat. Malgré tout, elle eut du mal à ne pas laisser ses yeux s’attarder trop longtemps sur un couple de Jaunes qui traversaient un croisement d’un pas glissé, comme des reines dans leur palais. Le Lige sombre et trapu, qui les suivait juste d’assez loin pour ne pas les entendre, devait appartenir à Pritalle Nerbaijan – une femme aux yeux verts qui avait échappé de justesse au nez saldaean –, parce que l’autre, Atuan Larisett, n’avait pas de Lige. Yukiri savait peu de chose sur Pritalle, mais le fait de l’avoir vue en grande conversation avec Atuan lui en apprenait déjà beaucoup. En robe grise à taillades jaunes et haut col, et châle frangé de soie, la Tarabonaise était éblouissante. Ses petites nattes perlées lui arrivant à la taille encadraient un visage qui semblait parfait, sans être vraiment beau. Elle était même assez réservée, enfin, pour une Jaune. Mais c’était elle que Meidani et les autres s’efforçaient d’observer à la dérobée, elle dont elles avaient peur de prononcer le nom à voix haute, sans de solides protections. Atuan Larisett était l’une des trois Sœurs Noires que Talene connaissait. Les Sœurs Noires formaient à elles trois un noyau, dont chacune connaissait une autre, inconnue des deux autres. C’est ainsi qu’elles s’organisaient. Comme Atuan avait été « celle » de Talene, il y avait quelque espoir qu’on puisse remonter aux deux autres.