Juste avant que les deux Jaunes disparaissent à un tournant, Atuan jeta un coup d’œil dans le couloir en spirale. Son regard ne fit qu’effleurer Yukiri, mais cela suffit à la faire sursauter. Elle continua à marcher, imposant le calme à son visage au prix d’un gros effort, et elle risqua un rapide coup d’œil dans leur direction quand elle atteignit le coin. Atuan et Pritalle étaient déjà loin dans le couloir, se dirigeant vers l’anneau extérieur. Le Lige suivait, mais aucun des trois ne se retourna. Pritalle secouait la tête. Répondait-elle à quelque chose que disait Atuan ? Elles étaient trop loin pour que Yukiri puisse entendre quoi que ce soit d’autre que le léger claquement des bottes du Lige sur les dalles. Ce n’avait été qu’un rapide coup d’œil. Naturellement. Elle pressa le pas pour ne pas être vue si l’une des deux regardait par-dessus son épaule, et elle exhala lentement, réalisant seulement qu’elle avait retenu son souffle. Celui de Meidani lui fit écho, et ses épaules s’affaissèrent.
Étrange comme cela nous oppresse, pensa Yukiri, se redressant elle-même.
Quand elles avaient appris que Talene était une Amie du Ténébreux, celle-ci était une prisonnière protégée par une garde. Et elle nous fait toujours une peur bleue, reconnut-elle mentalement. Mais ce qu’elles avaient fait pour l’obliger à se confesser leur avait aussi inspiré une peur bleue. Le fait d’apprendre la vérité les avait laissées sans voix. Désormais, Talene était encore plus ligotée que Meidani, étroitement gardée, même quand elle paraissait marcher librement – comment pouvait-on garder une Députée prisonnière à l’insu de tous, cela dépassait l’entendement et même Saerin n’en revenait pas – et elle s’empressait à présent, c’en était même pathétique, de leur communiquer la moindre bribe de ce qu’elle savait, ou simplement soupçonnait, dans l’espoir que cela lui sauverait la vie. Non qu’elle eût d’autre choix. Elle ne représentait plus aucune menace. Et pourtant…
Pevara s’était obstinée à maintenir que Talene devait se tromper au sujet de Galina Casban, et elle avait enragé un jour entier quand on l’avait finalement convaincue que sa Sœur Rouge était en réalité une Noire. Elle parlait toujours d’étrangler Galina de ses propres mains. Yukiri, pour sa part, n’avait ressenti qu’un froid détachement en entendant le nom de Temaile Kinderode. S’il y avait des Amies du Ténébreux à la Tour, il était logique qu’il y eût quelques Grises dans le nombre, mais peut-être que son aversion pour Temaile l’avait aidée. Elle conserva son calme, même après avoir réfléchi, et conclut que Temaile avait quitté la Tour en même temps que trois sœurs qui avaient été assassinées. Cela fournit les noms d’autres suspectes, d’autres sœurs qui étaient parties aussi à l’époque. Mais Temaile, Galina et les autres n’étaient pas à la Tour pour le moment, et seules ces deux-là pouvaient être soupçonnées d’être des Amies du Ténébreux.
Atuan était là, Ajah Noire sans aucun doute, arpentant les couloirs de la Tour à sa guise, sans entrave et libérée des Trois Serments. Et jusqu’à ce que Doesine puisse organiser un interrogatoire secret – ce qui paraissait difficile, même pour une Députée de l’Ajah d’Atuan, sachant que personne ne devait être au courant –, elle ne pouvait que la surveiller de loin. La surveiller à distance, avec prudence et circonspection. C’était un peu comme cohabiter avec une vipère rouge, sans jamais savoir quand on se retrouverait nez à nez avec elle, et si elle mordrait. Comme dans un nid de vipères rouges, dont une seule serait visible.
Soudain, Yukiri réalisa que le large couloir incurvé était désert à perte de vue, et, tournant la tête, elle ne vit que Léonin derrière elles. À part eux trois, la Tour aurait pu être déserte. Devant eux, rien ne bougeait, sauf les flammes tremblotantes des torchères. Le silence.
Meidani sursauta.
— Pardonnez-moi, Députée. La voir brusquement m’a déconcertée. Où en étais-je ? Ah, oui ! Il paraît que Celestine et Annharid s’efforcent de découvrir ses amies proches parmi les Jaunes.
Celestine et Annharid, deux Jaunes, étaient les co-conspiratrices de Meidani.
— Je crains que ça ne nous serve pas à grand-chose. Elle a un vaste cercle d’amies, en tout cas avant que les relations entre les Ajahs évoluent…
Une nuance de satisfaction colora sa voix, mais son visage resta lisse. Elle était toujours une rebelle, malgré le serment supplémentaire.
— Enquêter sur toutes sera difficile, sinon impossible.
— Oubliez-la pour le moment.
Yukiri dut faire un effort pour ne pas se dévisser le cou en cherchant à regarder dans toutes les directions à la fois. Une tapisserie à grosses fleurs blanches ondula légèrement. Elle hésita jusqu’à ce qu’elle soit sûre qu’il ne s’agissait que d’un courant d’air, et non d’un domestique. Elle ne se rappelait jamais exactement où elles étaient. D’une certaine manière, son nouveau sujet de conversation était aussi dangereux que discuter d’Atuan.
— Hier soir, je me suis souvenue que vous aviez été novice avec Elaida, et amies intimes, si j’ai bonne mémoire. Ce serait une bonne chose pour vous de renouveler cette amitié.
— Il y a des années de ça, répondit Meidani avec raideur, remontant son châle sur ses épaules et le resserrant étroitement autour d’elle comme si elle sentait soudain le froid. Elaida a mis fin à cette amitié quand elle est devenue Acceptée. Elle aurait été accusée de favoritisme si j’avais été dans sa classe.
— Puisse la Lumière vous préserver d’un tel privilège ! dit Yukiri, ironique.
La férocité d’Elaida n’était pas nouvelle. Avant de partir pour l’Andor, des années plus tôt, elle avait favorisé ses préférées à tel point que des sœurs avaient dû intervenir à plusieurs reprises. Siuan Sanche en avait fait partie, quelque étrange que cela parût maintenant, car Siuan n’avait jamais eu besoin qu’on vienne à son secours si elle n’atteignait pas le niveau requis. Étrange et attristant.
— Malgré tout, vous ferez l’impossible pour réactiver cette amitié.
Meidani fit quelques pas dans le couloir, ouvrant et refermant la bouche, ajustant et réajustant son châle, remuant les épaules comme pour se débarrasser de taons, regardant tout et n’importe quoi, sauf Yukiri. Comment avait-elle pu fonctionner en tant que Grise avec aussi peu de contrôle sur elle-même ?
— J’ai essayé, dit-elle finalement d’une voix rauque, toujours évitant les yeux de Yukiri. Plusieurs fois. La Gardienne… Alviarin m’a évincée. L’Amyrlin était occupée, elle avait des rendez-vous, elle se reposait. Il y avait toujours une excuse. Je crois qu’Elaida n’a pas envie de renouer une amitié abandonnée il y a plus de trente ans.
Ainsi, les rebelles s’étaient souvenues de cette amitié, elles aussi. Comment avaient-elles pensé l’utiliser ? Pour la surveillance, sans doute. Elle devrait découvrir comment Meidani était censée communiquer ce qu’elle avait appris. En tout cas, les rebelles avaient fourni l’outil, et Yukiri s’en servirait.
— Alviarin n’est plus là. Elle a quitté la Tour hier ou avant-hier. Personne ne le sait avec certitude. Mais les servantes disent qu’elle a emporté des vêtements de rechange, alors il est peu probable qu’elle revienne avant quelques jours, au plus tôt.
— Où peut-elle être allée parce temps ? dit Meidani, fronçant les sourcils. Il neige depuis hier matin, et le ciel menaçait depuis quelque temps.