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Yukiri s’arrêta et posa les deux mains sur les épaules de Meidani pour la tourner face à elle.

— La seule chose intéressante pour vous, Meidani, c’est qu’elle est partie, dit-elle avec fermeté.

Où Alviarin était-elle allée ?

— La voie est libre jusqu’à Elaida, et vous l’emprunterez. Tâchez de savoir si quelqu’un lit les papiers d’Elaida. Mais veillez à ce que personne ne vous surprenne.

Talene assurait que l’Ajah Noire savait d’avance tout ce qui sortait du bureau de l’Amyrlin ; il leur fallait donc pouvoir disposer de quelqu’un de proche d’Elaida pour découvrir la source de ces fuites. Bien sûr, Alviarin voyait tous les papiers avant qu’Elaida ne les signe, et elle avait acquis plus d’autorité qu’aucune autre Gardienne avant elle, mais ce n’était pas une raison pour l’accuser d’être une Amie du Ténébreux, pas plus que de l’en disculper. On enquêtait sur son passé.

— Observez également Alviarin, autant que vous pourrez, mais ce sont les papiers d’Elaida qui sont le plus important.

Meidani soupira et hocha la tête à contrecœur. Elle devrait sans doute obéir, mais elle avait conscience du danger qu’elle courait si Alviarin était effectivement une Amie du Ténébreux. Et Elaida elle-même pouvait aussi être une Noire, malgré les dénégations de Saerin et Pevara. Une Amie du Ténébreux Siège d’Amyrlin ! Voilà une idée à glacer le cœur.

— Yukiri ! cria une voix de femme derrière elles.

Une Députée de l’Assemblée de la Tour n’avait pas l’habitude de sauter comme une chèvre affolée en entendant son propre nom, mais c’est pourtant ce que fit Yukiri. Si elle n’avait pas tenu Meidani par les épaules, elle serait peut-être tombée. En l’occurrence, elles titubèrent toutes les deux comme des paysannes au bal de la moisson.

Retrouvant son équilibre, Yukiri redressa brusquement son châle et prit un air renfrogné, qui s’accusa encore en voyant qui se hâtait vers elle. Seaine était censée rester à proximité de chez elle, entourée d’autant de Sœurs Blanches que possible, quand elle n’était pas avec Yukiri ou l’une des autres Députées au courant pour Talene et l’Ajah Noire. Là, elle descendait le couloir à toute vitesse, avec pour toute compagnie Bernaile Gelbarn, une Tarabonaise trapue, et un autre des corbeaux de Meidani. Léonin s’écarta et fit à Seaine une révérence cérémonieuse, la main sur le cœur. Meidani et Bernaile furent assez sottes pour échanger des sourires. Bien qu’elles soient amies, elles auraient dû être plus prudentes, ne sachant pas qui pouvait les voir.

Yukiri n’était pas d’humeur à sourire.

— Vous prenez l’air, Seaine ? dit-elle sèchement. Saerin ne sera pas contente quand je le lui dirai. Pas contente du tout. Moi, je ne suis pas contente, Seaine.

Meidani émit un petit bruit de gorge, et Bernaile hocha la tête, ses multitudes de petites tresses emperlées tintant les unes contre les autres. Toutes les deux posèrent les yeux sur une tapisserie qui représentait l’humiliation de la Reine Rhiannon, et, malgré leurs visages lisses, il était clair qu’elles auraient préféré être ailleurs. Pour elles, les Députées étaient censées avoir le même rang. Et c’était vrai. D’une certaine façon. Heureusement, Léonin, qui aurait dû être à l’écart de cet échange, devança le désir de Meidani, et recula d’un pas. Tout en continuant à surveiller le couloir. C’était un homme de bien. Un homme sage.

Seaine eut le bon sens de prendre l’air déconcerté. Machinalement, elle lissa sa robe ornée de broderies blanches comme neige sur le corsage et le long de l’ourlet, mais immédiatement, elle croisa les mains dans son châle et baissa les yeux avec entêtement.

Fille d’un fabricant de meubles de Lugard, Seaine avait, dès son entrée à la Tour, manifesté une grande détermination ; ainsi avait-elle réussi à convaincre son père d’acheter deux places sur un bateau pour elle et sa mère. Deux places pour remonter le fleuve, mais une seule pour le redescendre. Volontaire et pleine d’assurance. Et souvent, aussi aveugle qu’une Brune au monde qui l’entourait. Les Blanches avaient souvent l’esprit logique, mais sans grand jugement.

— Je n’ai pas besoin de me cacher de l’Ajah Noire, Yukiri, dit-elle.

Yukiri tiqua. Quelle imbécillité de parler ouvertement de l’Ajah Noire ! Le couloir semblait toujours désert dans les deux directions, mais une imprudence en engendrait toujours une autre. Elle-même pouvait être têtue à l’occasion, mais au moins, elle manifestait plus de discernement qu’une oie pour savoir où et quand. Elle ouvrit la bouche pour la tancer vertement, mais Seaine poursuivit sans lui en laisser le temps.

— Saerin m’a dit que je pouvais venir vous voir.

Sa bouche pincée et les plaques rouges qui apparurent sur ses joues indiquaient à l’évidence sa contrariété d’avoir dû solliciter une autorisation.

— J’ai besoin de vous parler en tête à tête, Yukiri. Au sujet du second mystère.

Un instant, Yukiri fut aussi perplexe que Meidani et Bernaile en avaient l’air. Elles pouvaient feindre de ne pas écouter, mais cela ne leur bouchait pas les oreilles. Le second mystère ? Que voulait dire Seaine ? À moins que… Pouvait-elle penser à ce qui avait amené Yukiri à pourchasser l’Ajah Noire ? Savoir pourquoi les chefs des Ajahs se rencontraient en secret n’était rien comparé à l’urgence de découvrir des Amies du Ténébreux parmi les sœurs.

— Très bien, Seaine, dit Yukiri, apparemment calme. Meidani, éloignez-vous dans le couloir avec Léonin, et postez-vous de façon à ne pas nous perdre de vue, Seaine et moi. Surveillez quiconque viendra par ici. Bernaile, faites la même chose de l’autre côté.

Elles s’exécutèrent avant même que Yukiri ait fini de parler. Dès qu’elles furent hors de portée de voix, elle se tourna vers Seaine.

— Alors ?

À sa grande surprise, l’aura de la saidar entoura la Sœur Blanche, qui tissa autour d’elles une protection contre les écoutes. Indice évident de secret pour quiconque les verrait. Il valait mieux que ce fût important.

— Avant tout, je voudrais que vous réfléchissiez logiquement à ce que je vais vous dire.

Seaine parlait d’une voix posée, mais ses poings crispés sur son châle trahissaient une certaine exaspération. Elle se tenait très droite, dominant Yukiri bien qu’elle ne soit pas beaucoup plus grande qu’elle.

— Il y a plus d’un mois, presque deux, qu’Elaida est venue me trouver, et cela fait deux semaines que vous nous avez découvertes, Pevara et moi. Si l’Ajah Noire me connaissait pour ce que je suis, je serais morte à cette heure. Pevara et moi aurions été mortes avant que vous nous découvriez, vous, Doesine et Saerin. Donc, l’Ajah Noire n’est au courant de rien. Pour aucune d’entre nous. Je reconnais que j’ai eu peur dans un premier temps, mais j’ai repris mon sang-froid maintenant. Il n’y a aucune raison pour que vous continuiez toutes à me traiter comme une novice, dit-elle avec une certaine véhémence. Et une novice sans cervelle, en plus.

— Vous devriez aller en parler à Saerin, dit sèchement Yukiri.

Saerin avait pris le commandement dès le début – quarante années de pratique à l’Assemblée où elle représentait les Brunes l’avaient rompue à l’exercice du pouvoir en toutes circonstances –, et Yukiri n’avait nullement l’intention de le contester sans que cela soit nécessaire. Autant essayer de contenir une avalanche. Donc si Saerin était d’accord, Pevara et Doesine se rangeraient à son avis, et elle-même ne s’y opposerait pas.

— Maintenant, quel est ce « second secret » ? Vous pensez aux réunions des chefs des Ajahs ?

Seaine prit un air tellement buté que Yukiri s’attendait presque à la voir rabattre les oreilles en arrière comme un cheval récalcitrant. Puis elle soupira.

— Le chef de votre Ajah a-t-elle influencé le choix d’Andaya pour l’Assemblée ? Plus que d’habitude, je veux dire ?