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— Je vous y envoie pour l’observer, Samitsu. Rien de plus. Je veux savoir ce que fait une de ces sœurs Fidèles du Dragon quand ni moi ni les Sagettes ne regardons par-dessus leur épaule, des verges à la main. Vous avez toujours été très observatrice.

La patience n’était pas toujours son fort, mais il en fallait parfois avec Samitsu. La Sœur Jaune était observatrice, intelligente, volontaire la plupart du temps, et surtout elle était la meilleure Guérisseuse vivante – en tout cas jusqu’à l’apparition de Damer Flinn –, mais parfois son assurance s’effondrait totalement. Le bâton ne fonctionnait jamais avec Samitsu, mais les tapes dans le dos marchaient bien, et il était ridicule de ne pas se servir de ce qui marchait. À mesure que Cadsuane lui rappelait son intelligence, son adresse à Guérir – c’était toujours nécessaire avec Samitsu, elle pouvait tomber en dépression pour n’avoir pas pu Guérir un mort –, son ingéniosité, l’Arafelline commençait à retrouver son calme et son assurance.

— Vous pouvez être sûre que Sashalle ne changera pas de bas sans que je le sache, dit-elle brusquement.

En vérité, Cadsuane n’en attendait pas moins.

— Mais si je peux me permettre de demander…

Sa confiance retrouvée, le ton de Samitsu était à peine courtois ; dès qu’elle retrouvait un semblant d’assurance, sa timidité s’envolait.

— … pourquoi vous êtes ici, au fin fond de Tear ? Que va faire le jeune al’Thor ? Ou plutôt, devrais-je dire, qu’est-ce que vous allez lui demander de faire ?

— Il a l’intention de faire quelque chose de très dangereux, répliqua Cadsuane.

Des éclairs fulgurèrent devant les fenêtres, tels des traits d’argent dans un ciel noir comme la nuit. Elle savait exactement ce qu’il avait l’intention de faire. Ce qu’elle ne savait pas, c’est si elle devait l’en empêcher.

— Ça n’a pas de fin, tonna Rand en écho au tonnerre.

Avant cette entrevue, il avait ôté sa tunique et roulé ses manches de chemise, découvrant les Dragons rouge et or enroulés autour de ses avant-bras, et dont la tête à crinière dorée reposait sur le dos de ses mains. À chacun de ses regards, l’homme qui lui faisait face devait se rappeler qu’il se trouvait devant le Dragon Réincarné. Mais il serrait les poings, pour s’empêcher de céder aux exhortations de Lews Therin et d’étrangler ce maudit Logain Ablar.

— Je n’ai que faire d’une guerre avec la Tour Blanche, et vous autres maudits Asha’man, n’essayez pas de m’entraîner dans une guerre contre la Tour Blanche ! Suis-je assez clair ?

Logain, les mains légèrement posées sur la longue poignée de son épée, ne broncha pas. Il était grand, bien que plus petit que son interlocuteur, et son regard assuré ne trahissait rien du torrent de reproches qu’il venait d’encaisser de la bouche de Rand. L’Épée d’Argent et le Dragon rouge et or scintillaient à la lumière des lampes sur le haut col de sa tunique noire, qui semblait repassée de frais.

— Désirez-vous qu’on les libère ? demanda-t-il calmement. Et que les Aes Sedai libèrent ceux des nôtres qu’elles ont capturés ?

— Non ! dit Rand d’un ton sec.

Et acide.

— Ce qui est fait ne peut pas être défait.

Merise avait été tellement choquée quand il avait suggéré qu’elle libère Narishma qu’on aurait cru qu’il lui demandait d’abandonner un chiot sur le bord de la route. Et il soupçonnait que Flinn et Corele se battraient aussi vigoureusement chacun de leur côté pour conserver leur lien ; à présent, il était pratiquement certain qu’il y avait autre chose qu’un simple lien entre ces deux-là. Bon, si une Aes Sedai pouvait lier un homme qui canalisait, qui pouvait prétendre qu’une jolie femme ne puisse s’intéresser à un vieillard boiteux ?

— Mais vous réalisez la pagaille que vous avez créée, non ? Actuellement, le seul homme capable de canaliser qu’Elaida veut prendre vivant, c’est moi, et cela uniquement jusqu’à la Dernière Bataille. Après ça, elle mettra toute son énergie à vous éliminer tous par tous les moyens qu’elle trouvera. Je ne sais pas comment les rebelles réagiront, mais Egwene a toujours été une redoutable négociatrice. Il va falloir que j’interdise aux Asha’man de se lier à des Aes Sedai jusqu’à ce qu’elles possèdent autant d’entre vous que vous en possédez d’elles. Cela, avec le risque qu’elles ne décident purement et simplement de vous tuer les uns après les autres à la première occasion. Ce qui est fait est fait, mais il ne faut pas que ça se reproduise !

Logain se raidit un peu plus à chaque mot, mais continua à regarder Rand. Il était visible comme des cornes sur un bélier qu’il ignorait les autres personnes présentes dans le salon. Min n’avait pas voulu assister à cette rencontre et était sortie pour se plonger dans la lecture des œuvres de Herid Fel auxquelles Rand ne comprenait rien, mais qu’elle trouvait fascinantes. Pourtant, il avait insisté pour que Loial reste, et l’Ogier feignait d’observer les flammes dans l’âtre. Sauf quand il regardait la porte, oreilles huppées frémissantes, avec, sans doute, le secret espoir de pouvoir s’éclipser discrètement à la faveur de la tempête. À côté de l’Ogier, Davram Bashere paraissait encore plus petit qu’il ne l’était, homme grisonnant aux yeux noirs en amande, au nez en bec d’aigle et aux grosses moustaches tombantes. Bashere passait plus de temps à contempler son vin qu’à regarder ailleurs, mais chaque fois que son regard tombait sur Logain, il caressait machinalement la poignée de son épée, une lame flamboyante plus courte que celle de Logain. Rand pensait que c’était un geste inconscient.

— C’est Taim qui a donné l’ordre, dit froidement Logain, gêné de devoir s’expliquer devant un auditoire.

Soudain, des éclairs projetèrent sur le masque sinistre de son visage des ombres sanglantes.

— J’ai supposé que cet ordre venait de vous.

Son regard se déplaça légèrement en direction de Bashere, et ses lèvres se pincèrent.

— Taim fait beaucoup de choses dont tout le monde pense que c’est sur votre ordre, poursuivit-il à contrecœur, mais il a ses propres plans. Flinn, Narishma et Manfor sont sur la liste des déserteurs, comme tous les Asha’man que vous gardiez près de vous. Et il a une coterie de vingt ou trente qu’il garde à portée de la main et qu’il entraîne en privé. Tout homme qui porte le Dragon fait partie de ce groupe, sauf moi, et il m’aurait privé du Dragon s’il l’avait osé. Quoi que vous ayez fait, il est temps de vous intéresser à la Tour Noire avant que Taim ne la divise encore plus que ne l’est la Tour Blanche. S’il y parvient, vous découvrirez que la plupart sont fidèles à lui, pas à vous. Lui, ils le connaissent. Mais la majorité d’entre eux ne vous ont jamais vu.

Rand déroula ses manches avec irritation et se laissa tomber dans un fauteuil. Ce qu’il avait fait, ce n’était pas l’affaire de Logain. Il savait que le saidin était propre, mais il ne croirait pas que Rand ou un autre avait effectivement exécuté la purification. Pensait-il que le Créateur avait décidé de leur tendre une main secourable au bout de trois mille ans de souffrances ? Le Créateur avait créé le monde, puis il avait laissé l’humanité en faire ce qu’elle voulait, un paradis ou le Gouffre du Destin, au choix. Le Créateur avait créé bien des mondes, regardé chacun s’épanouir ou mourir, et il avait continué à en faire une infinité d’autres. Un jardinier ne pleurait pas chaque fleur qui se fanait.

Un instant, il pensa que ces réflexions appartenaient à Lews Therin. Aussi loin qu’il se rappelât, il n’avait jamais divagué ainsi au sujet du Créateur. Mais il sentait Lews Therin l’approuver de la tête. Malgré tout, ce n’était pas le genre de pensées qui lui seraient venues à l’esprit avant Lews Therin. Quel espace restait-il entre eux ?