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— Si vous n’insistiez pas toujours pour aller aussi vite que le vent, nous pourrions avoir des hommes compétents pour faire le nécessaire.

— Une dispute avec les domestiques, Deira ? dit-il, haussant un sourcil. Je n’avais jamais pensé que vous iriez jusqu’à les poignarder.

Plusieurs femmes lui coulèrent un regard en coin. Tous les couples ne se comportaient pas comme Deira et son mari. Certains les trouvaient bizarres car ils n’élevaient jamais la voix.

Deira fronça les sourcils, puis grogna un éclat de rire involontaire.

— Je vais commencer par le commencement, Davram. Et raconter lentement pour que vous compreniez, ajouta-t-elle avec un petit sourire, s’interrompant pour remercier la femme qui enveloppait son torse nu d’un drap blanc. En rentrant de ma promenade, j’ai rencontre deux hommes en train de piller notre tente. Ils ont tiré leurs dagues, alors, naturellement, j’ai assommé l’un avec une chaise et poignardé l’autre.

Elle regarda son bras blessé en grimaçant.

— Pas assez pour le tuer, puisqu’il est parvenu à me toucher. Puis Zavion et plusieurs autres sont arrivées, et les deux bandits se sont enfuis par la fente qu’ils avaient faite au fond de la tente.

Plusieurs femmes hochèrent sombrement la tête, portant la main à la poignée de la dague dont toutes étaient armées.

— Je leur ai dit de se lancer à leur poursuite, mais elles ont voulu rester pour soigner cette égratignure.

Les mains lâchèrent les dagues. Certaines rougirent, mais aucune n’eut l’air contrite d’avoir désobéi. Elles s’étaient trouvées dans une position délicate. Deira était leur suzeraine, Davram était leur suzerain, mais qu’elle qualifiât ou non sa blessure d’égratignure, elle aurait pu saigner à mort si elles l’avaient abandonnée pour pourchasser les voleurs.

— De toute façon, poursuivit-elle, j’ai demandé qu’on fasse des recherches. Ils ne devraient pas être difficiles à trouver. L’un a une bosse sur la tête, et l’autre doit ruisseler de sang.

Elle hocha la tête avec satisfaction. Zavion, la mince et rousse Dame de Gahaur, leva une aiguille dans sa main.

— À moins que vous n’ayez récemment pris de l’intérêt pour la broderie, puis-je vous demander de vous retirer ?

Bashere acquiesça d’une légère inclinaison de tête. Pas plus qu’il n’aimait regarder quand on lui suturait une blessure, elle détestait qu’il la regarde quand on lui prodiguait des soins.

Une fois hors de la tente, il fit une pause pour annoncer à voix haute que son épouse se portait bien, qu’on la soignait, et qu’ils devaient tous retourner vaquer à leurs activités. Les hommes se dispersèrent en formulant des vœux pour la guérison de Deira, mais aucune des femmes ne bougea d’un pouce. Il n’insista pas. Quoi qu’il dise, elles resteraient là jusqu’à ce que Deira apparaisse. Or tout homme sage doit s’efforcer d’éviter les batailles que non seulement il ne peut pas gagner, mais qu’il aurait l’air idiot de perdre.

Tumad, qui attendait à l’écart, lui emboîta le pas tandis qu’il marchait les mains croisées derrière le dos. Depuis longtemps, il redoutait ce genre d’incident, celui-là ou un autre, mais il avait presque fini par se persuader que ça ne se produirait pas. Et surtout il n’avait jamais envisagé que Deira puisse en être la victime jusqu’à risquer sa vie.

— Les deux hommes ont été retrouvés, Seigneur, dit Tumad. Ils sont conformes à la description de Dame Deira.

Bashere tourna brusquement la tête, visiblement prêt à tuer, et son lieutenant ajouta vivement :

— Ils étaient morts, Seigneur, juste à la sortie du camp. Chacun d’un coup de couteau donné avec une lame mince.

Il se tapota du doigt la base du crâne, juste derrière l’oreille.

— Ils devaient être plusieurs en embuscade, à moins qu’un seul homme ne puisse frapper aussi vite qu’une vipère à l’attaque.

Bashere hocha la tête. Le prix d’un échec était souvent la mort. Combien étaient-ils, et quand feraient-ils une autre tentative ? Et surtout, qui était derrière tout cela ? La Tour Blanche ? Les Réprouvés ? Il semblait qu’une décision ait été prise à son sujet.

Personne, à part Tumad, n’était assez près pour l’entendre, mais il baissa quand même la voix, et choisit ses mots avec soin. Parfois, le prix de l’imprudence était aussi la mort.

— Vous savez où trouver l’homme qui m’a rendu visite hier. Allez le voir et dites-lui que j’accepte, mais qu’il y en aura quelques-uns de plus que ceux dont nous avons parlé.

Les légers flocons duveteux tombant sur Cairhien assombrissaient à peine l’éclat du soleil matinal. Des hautes fenêtres étroites du Palais du Soleil, pourvues d’épaisses vitres de verre bien isolantes, Samitsu voyait nettement les échafaudages en bois érigés autour des sections en ruines du palais : des cubes brisés en pierre sombre encore jonchés de gravats, et des tours déchiquetées qui s’arrêtaient brusquement avant d’atteindre le niveau des autres tours. L’une d’elles, la Tour du Soleil Levant, avait totalement disparu. Certaines des célèbres tours d’une « hauteur démesurée » se distinguaient à travers les flocons, immenses édifices carrés aux énormes contreforts, beaucoup plus hautes que toutes celles du palais, bien qu’il fût construit sur la plus haute colline. Elles étaient entourées par des échafaudages, encore en reconstruction, vingt ans après que les Aiels les avaient incendiées ; il faudrait peut-être encore vingt ans pour terminer le chantier. Par ce temps, aucun maçon ne circulait sur les échafaudages. Samitsu se surprit à espérer que la neige cesse de tomber.

Quand Cadsuane était partie une semaine plus tôt, sa tâche lui avait paru simple, quoiqu’elle ne se fût jamais beaucoup mêlée des affaires politiques : elle devait juste s’assurer que la marmite cairhienine ne se remette pas à bouillir. Dobraine, le seul noble qui conservait des forces respectables sous les armes, était coopératif, dans l’ensemble, désirant apparemment que tout reste calme. Bien sûr, il avait accepté ce poste idiot de « Gouverneur de Cairhien pour le Dragon Réincarné ». Le jeune al’Thor avait également nommé « Gouverneur de Tear » un homme qui s’était rebellé contre lui un mois plus tôt ! S’il avait fait la même chose en Illian… Cela ne semblait que trop probable. Ces nominations risquaient de provoquer trop de problèmes pour que les sœurs puissent les régler à temps. Le jeune homme n’apportait rien que des problèmes ! Pourtant, jusqu’à présent, Dobraine semblait se servir de son autorité uniquement pour gouverner la cité, et pour rallier discrètement des soutiens à la revendication d’Elayne Trakand au Trône du Soleil, si jamais elle faisait valoir ses droits. Samitsu se contentait de ne pas s’en mêler. Peu lui importait qui montait sur le Trône du Soleil. Et peu lui importait Cairhien.

La neige derrière les vitres tourbillonna sous un brusque coup de vent, comme un kaléidoscope blanc.

Tellement… silencieuse. Avait-elle jamais apprécié le silence, avant ? En tout cas, elle n’en avait pas souvenir.

Ni la possibilité qu’Elayne Trakand montât sur le Trône du Soleil, ni le nouveau titre de Dobraine, n’avaient provoqué autant de consternation que la rumeur ridicule et persistante selon laquelle le jeune al’Thor serait allé à Tar Valon pour faire soumission à Elaida. Comme elle n’avait rien fait pour la démentir, tout le monde, des nobles aux palefreniers, avait peur de respirer, ce qui était bon pour maintenir la paix. Le Jeu des Maisons s’était arrêté ; enfin, en comparaison avec ce qu’il était en temps normal à Cairhien. Venus dans la cité après avoir quitté leur immense camp, les Aiels y avaient probablement contribué, même si la population les haïssait cordialement. Tout le monde savait qu’ils suivaient le Dragon Réincarné, et personne n’avait envie de se retrouver face aux lances aielles. Le jeune al’Thor était beaucoup plus utile absent que présent. Venues de l’ouest, les rumeurs faisaient état des raids des Aiels – qui pillaient, incendiaient et tuaient sans distinction d’âge ou de sexe – ce qui donnait aux habitants une autre raison de se méfier d’eux.