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Mat éclata de rire et haussa les épaules. Mais il riait jaune.

— Mais elle, elle n’a rien dit.

À ce moment-là, il lui avait enfoncé un bâillon dans la bouche !

— Ainsi donc, quoi que je puisse vous dire, ça ne compte pas.

Mais il savait ce qu’Egeanin allait dire. Aussi sûr que l’eau mouille, il le savait. On lui avait dit qui il allait épouser.

— Avec ceux du Sang, c’est un peu différent. Parfois un noble d’une contrée de l’Empire épouse une noble originaire d’une autre. Un mariage arrangé. La Famille Impériale n’en fait jamais d’autres. S’ils ne souhaitent pas attendre d’être réunis, alors l’une reconnaît le mariage à l’endroit où elle se trouve, et lui fait de même de son côté. Tant qu’ils parlent tous les deux devant témoins, sans qu’il s’écoule plus d’un an et un jour entre les deux déclarations, le mariage est légal. Sincèrement, vous ne le saviez pas ?

Les pierres lui échappèrent de la main, se répandant sur l’échiquier et rebondissant dans toutes les directions. Cette satanée fille savait. Peut-être pensait-elle que tout cela était une aventure ou un jeu. Peut-être pensait-elle qu’être enlevée était aussi amusant que dresser des chevaux ou des foutues damanes ! Mais il savait qu’il était la truite attendant qu’elle lui lance l’hameçon.

Il délaissa la roulotte pourpre pendant deux jours. Inutile de courir – il avait déjà ce maudit hameçon qu’il s’était fourré lui-même dans la bouche – mais il n’était pas obligé de l’avaler. Sauf qu’il savait que c’était juste une question de temps, quand elle déciderait de le ferrer.

Bien que le cirque avançât lentement, ils finirent par arriver au bac de l’Eldar, partant d’Alkindar sur la rive occidentale jusqu’à Coramen à l’est, petites villes fortifiées, aux maisons de pierre couvertes de tuiles avec une demi-douzaine de jetées de pierre chacune. Le soleil était haut dans le ciel avec quelques nuages blancs comme de la laine fraîchement lavée. Pas de pluie aujourd’hui, peut-être. C’était un point de passage important, avec des navires de commerce venant de l’amont amarrés à plusieurs jetées, et de grands bacs semblables à des barges traversant lentement à la rame. Apparemment, c’était aussi l’avis des Seanchans. Ils avaient des camps militaires en dehors des deux villes, et, à en juger par les murs de pierre qu’ils commençaient d’ériger autour des camps, et les constructions en pierre qu’ils bâtissaient à l’intérieur, ils n’avaient pas l’intention de s’en aller de sitôt.

Mat traversa avec les premiers chariots, monté sur Pips. Le hongre brun avait un aspect suffisamment ordinaire pour un œil inexpérimenté, pour qu’il ne paraisse pas déplacé qu’il soit monté par un homme en grossière tunique de drap, son bonnet de laine enfoncé sur les oreilles pour se protéger du froid. Il n’envisageait pas sérieusement de s’enfuir dans les collines boisées au-delà de Coramen. Il y pensait, mais il ne l’envisageait pas sérieusement. Elle allait le ferrer, qu’il fuie ou non. Alors il arrêta Pips au bout d’un débarcadère, et regarda le cirque traverser puis cahoter dans la ville. Il y avait des Seanchans au bout des jetées, une escouade de soldats corpulents en armures à plates peintes en rouge et vieil or, sous les ordres d’un jeune et svelte officier arborant trois minces plumes bleues à son étrange casque. Ils semblaient juste chargés de maintenir l’ordre, mais l’officier vérifia le permis de chevaux de Luca, qui à son tour demanda au noble seigneur s’il connaissait un terrain en dehors de la ville où il pourrait donner son spectacle. Mat en aurait pleuré. Dans la rue derrière lui, il voyait des soldats en armure sortir des boutiques et des tavernes. Un raken descendit du ciel sur ses longues ailes nervurées, atterrissant dans un camp de l’autre côté de la rivière. Trois ou quatre de ces créatures au cou serpentin étaient déjà au sol. Il devait y avoir des centaines de soldats dans ces camps. Peut-être un millier. Et Luca voulait donner une représentation !

Puis un ferry arriva à l’extrémité capitonnée d’une jetée, la rampe s’abaissa, et la roulotte pourpre sans fenêtres cahota sur les pavés. Setalle conduisait, Selucia à sa gauche, regardant depuis les profondeurs du capuchon de sa cape d’un rouge éteint. Et à sa droite, emmaillotée dans une cape noire qui ne laissait pas voir un pouce de sa personne, Tuon.

Mat crut que les yeux allaient lui jaillir de la tête. Les dés avaient recommencé à bouger sous son crâne, avec le même cliquetis des dés qui roulent sur une table. Ils allaient attirer l’attention du Ténébreux, cette fois ; il le savait.

Il n’y avait rien à faire, sauf suivre la roulotte pourpre, chevauchant sur son flanc comme si la vie était belle dans la grand-rue de la ville, au milieu des crieurs des boutiques et des colporteurs proposant leurs produits sur des plateaux, et des soldats seanchans. Ils ne marchaient plus en formation, et lorgnaient avec intérêt les chariots multicolores. Mat suivait, attendant que Tuon se mette à crier. Elle avait donné sa parole, mais une prisonnière peut faire n’importe quoi pour briser ses chaînes. Il lui suffisait d’élever la voix, et d’appeler un millier de soldats seanchans à son secours. Les dés roulaient et rebondissaient dans la tête de Mat, qui suivait, attendant les yeux du Ténébreux.

Tuon ne dit pas un mot. Du fond de son capuchon, elle observait avec prudence et curiosité, emmitouflée dans sa cape noire et blottie contre Setalle comme une enfant recherchant la protection de sa mère dans une foule inconnue. Pas un mot jusqu’à ce qu’ils passent les portes de Coramen, cahotant vers la crête s’élevant derrière la ville, où Luca rassemblait déjà les chariots du cirque. C’est alors que Mat fut certain qu’il n’y avait pas d’échappatoire pour lui. Elle allait le ferrer comme il faut. Simplement, elle attendait le bon moment.

Le soir, il s’assura que toutes les Seanchanes restaient dans leur roulotte, ainsi que les Aes Sedai. Personne n’avait vu aucune sul’dam ou damane, à sa connaissance. Pour une fois, les Aes Sedai ne discutèrent pas. Tuon non plus. Elle eut juste une exigence, qui fit hausser les sourcils à Setalle presque jusqu’à ses cheveux. Elle la formula plutôt comme une requête, le rappel d’une promesse qu’il lui avait faite. Mais il reconnaissait toujours les exigences des femmes. Il répondit qu’il devait y réfléchir, juste pour qu’elle ne commence pas à s’imaginer qu’elle pouvait obtenir de lui tout ce qu’elle voulait. Il y réfléchit pendant toute la journée durant laquelle Luca prépara le spectacle. Il réfléchit et jura, pendant que de nombreux Seanchans venaient regarder les artistes, bouche bée ; il y réfléchit pendant que les chariots roulaient vers l’est à travers les collines, avançant plus lentement que jamais, mais il savait quelle réponse il devait faire.

Le troisième jour après avoir quitté la rivière, atteignant Jurador, la ville du sel, il dit à Tuon qu’il était d’accord. Elle lui sourit, et les dés s’arrêtèrent aussitôt dans sa tête. Il ne l’oublierait jamais. C’était à pleurer !

29

Quelque chose clignote

— C’est de la folie ! gronda Domon, bras croisés, comme s’il bloquait la sortie de la roulotte.

C’était peut-être le cas, d’ailleurs. Il avançait un menton belliqueux, pointant une barbe taillée court, mais qui était quand même plus longue que ses cheveux, et semblait prêt à serrer les poings. Il était massif, pas aussi gros toutefois qu’il en avait l’air au premier abord. Mais, autant que possible, Mat désirait éviter de se colleter avec lui.