Malgré l’heure matinale, deux gaillards corpulents armés de gourdins gardaient déjà l’entrée, et un troisième avec un pichet de verre transparent pour recueillir les pièces et les introduire dans la tirelire posée par terre. Aucun des trois n’avait l’air assez malin pour subtiliser une pièce sans tomber sur le nez, mais Luca ne prenait aucun risque. Vingt à trente personnes attendaient déjà entre les gros câbles qui encadraient la file d’attente jusqu’à la banderole bleue du cirque. Malheureusement, Latelle était là aussi, l’air sévère, en robe bleue à paillettes rouges et cape à paillettes bleues. La femme de Luca était dresseuse d’ours. Mat pensait que les ours accomplissaient leur numéro de peur que Latelle ne les morde.
— J’ai la situation bien en main, lui dit-il. Croyez-moi, il n’y a aucune raison de s’inquiéter.
Il aurait pu économiser sa salive.
Latelle l’ignora, fronçant des sourcils soucieux sur Tuon et Selucia. Au cirque, elle et Luca étaient les deux seules personnes connaissant leur identité. Il n’y avait eu aucune raison de les informer de cette balade matinale. Luca, lui, aurait piqué une crise. Le regard que Latelle adressa à Mat n’était pas soucieux, plutôt dur comme la pierre.
— N’oubliez pas, dit-elle avec calme, que si vous nous envoyez à la potence, vous y serez aussi.
Puis elle renifla dédaigneusement, et se remit à observer les gens qui attendaient pour entrer. Latelle savait encore mieux que Luca juger du poids d’une bourse avant qu’on en délie les cordons. Elle était aussi dix fois plus coriace que son mari. Les dés continuèrent à culbuter. Quoi qui les ait mis en branle, le moment fatidique n’était pas encore arrivé. Le moment décisif.
— C’est une bonne épouse pour Maître Luca, murmura Tuon, quand ils se furent un peu éloignés.
Mat lui lança un regard en coin, et rajusta son chapeau sur sa tête. Elle n’avait pas parlé d’un ton moqueur. Haïssait-elle Luca à ce point ? Ou lui disait-elle quel genre d’épouse elle serait ? Ou… Qu’il soit réduit en cendres, il allait devenir aussi fou que Domon le lui prédisait, à s’efforcer de comprendre cette femme ! C’était sans doute à cause d’elle que les dés s’agitaient dans sa tête. Qu’allait-elle faire ?
Le trajet était court pour aller à la ville, sur une route en terre battue traversant des collines dénudées, mais la chaussée était encombrée de passants comme les collines l’étaient de moulins à vent et de puits de sel. Regardant droit devant eux, ils marchaient d’un pas si décidé qu’ils semblaient ne rien voir devant eux. Mat évita un homme au visage rond qui faillit le bousculer, ce qui l’obligea à sauter en arrière pour éviter un vieil homme qui avançait à toute vitesse sur ses jambes grêles.
— Est-ce que vous vous entraînez pour une nouvelle danse, Joujou ? dit Tuon, levant les yeux vers lui par-dessus son épaule frêle. Ce n’est pas très gracieux.
Il s’apprêtait à lui faire remarquer que la route était très chargée, quand soudain, il réalisa qu’il ne voyait plus personne au-delà de Tuon et Selucia. Les gens présents tout à l’heure avaient disparu, et la route était déserte. Lentement, il tourna la tête. Il n’y avait personne non plus derrière lui, à part les spectateurs qui faisaient la queue, laquelle ne semblait pas plus longue qu’à son départ. Au-delà du cirque, la route déserte serpentait dans les collines vers une forêt lointaine. Pas une âme en vue. Il pressa sa main contre sa poitrine, tâtant le médaillon à tête de renard sous sa tunique. Juste un morceau d’argent au bout d’un cordon de cuir. Il aurait voulu le sentir froid comme la glace. Tuon haussa un sourcil. Le regard de Selucia le traitait d’imbécile.
— Je ne peux pas vous acheter une robe en restant là, dit-il.
C’était la raison de cette expédition. Il lui avait promis de lui acheter une robe plus ajustée que celles qui pendouillaient sur elle et lui donnaient l’air d’une enfant déguisée en adulte. Il était pratiquement sûr qu’il l’avait promis, et, elle, elle en était absolument certaine. Les broderies des costumières du cirque plaisaient à Tuon, mais pas les tissus qu’elles avaient à leur disposition. Les costumes des artistes scintillaient de perles et de paillettes, les étoffes criardes étant ce qu’elles trouvaient de moins cher. Celles qui avaient des costumes en tissu de meilleure qualité les gardaient et les usaient jusqu’à la corde. Jurador tirait sa prospérité de l’exploitation et du commerce du sel, qui lui rapportait beaucoup. Les boutiques de la ville avaient sans doute en stock toutes les étoffes qu’une femme pouvait désirer.
Cette fois, Tuon n’agita pas les doigts. Elle échangea un regard avec Selucia. La femme de chambre secoua la tête, avec un rictus à la fois triste et ironique. Tuon secoua la tête. Puis, resserrant leur cape, elles partirent vers les portes de la ville. Ah, les femmes ! Il pressa le pas pour les rattraper. Elles étaient ses prisonnières, après tout. Elles l’étaient. Leurs ombres s’étiraient devant elles. Ces passants avaient-ils projeté des ombres avant de disparaître ? Il ne se rappelait pas non plus si leur haleine se condensait en buée devant leur bouche. Peu importait. Ils n’étaient plus là, et il n’allait pas se torturer pour savoir d’où ils venaient et où ils étaient allés. Cela avait sans doute quelque chose à voir avec sa nature de ta’veren. Il ne fallait plus y penser. Il le fallait, pourtant. Le tintamarre des dés ne laissait place à rien d’autre. Les gardes de la porte ne semblaient pas curieux des étrangers, ou du moins, pas d’un homme et de deux femmes à pied. Ces militaires au visage dur, avec des plastrons peints en blanc et des casques coniques surmontés d’une touffe qui ressemblait à une queue-de-cheval, promenèrent des yeux impassibles sur les deux femmes encapuchonnées, s’arrêtant un instant avec suspicion sur Mat, puis se rappuyèrent sur leur hallebarde, fixant la route d’un air absent. C’étaient des hommes de la ville, très vraisemblablement, en tout cas pas des Seanchans. Les marchands de sel et la Dame locale, Aethelaine, cette dernière répétant apparemment tout ce que les marchands de sel lui disaient de dire, avaient prêté le Serment du Retour sans hésitation et offert de payer une taxe sur le sel avant qu’on la leur demande. Les Seanchans finiraient par installer ici un fonctionnaire, sans aucun doute, juste pour garder un œil sur la situation, mais pour le moment, ils avaient des missions plus pressantes pour leurs soldats. Mat avait envoyé Thom et Juilin en ville pour être certain qu’il n’y ait pas de Seanchans avant d’accepter cette excursion. Un imbécile peut trébucher sur sa propre chance s’il n’est pas prudent.
Jurador était une ville riche et animée, avec des rues pavées, larges et bordées de maisons de pierre à toits de tuiles. Les habitations et les boutiques voisinaient avec les écuries et les tavernes, dans un bruyant tintamarre : marteau d’un forgeron frappant l’enclume ici, claquements des métiers à tisser là, et partout, semblait-il, des tonneliers cerclant des barils pour le transport du sel. Des colporteurs vendaient des aiguilles et des rubans, des friands et des noix grillées sur des plateaux, ou des navets ridés par l’hiver et de misérables prunes dans des brouettes. Dans chaque rue, des hommes et des femmes gardaient les marchandises exposées sur d’étroites tables devant leurs boutiques, tout en braillant la liste de ce qu’on pouvait trouver à l’intérieur.
Repérer les demeures des marchands de sel était facile : deux étages de pierre au lieu d’un, couvrant huit fois plus de terrain que les autres, chacune avec une galerie à colonnes sur la rue, protégée par des barrières de fer forgé peint en blanc entre les colonnes. Au rez-de-chaussée, les fenêtres de ces maisons étaient également pourvues de ces grilles, quoique pas toujours peintes. C’était le seul détail qui faisait songer à Ebou Dar. Ici, pas de profonds décolletés pigeonnants, pas de robes retroussées et cousues pour révéler les jupons de couleurs vives. Les femmes portaient des robes à hauts cols fermés jusqu’au menton, quelques broderies pour les gens modestes, plus nombreuses pour les riches, qui arboraient des capes entièrement brodées et des voiles transparents sur le visage, posés sur des peignes ouvragés en or ou en ivoire, plantés dans des tresses noires enroulées. Les courtes tuniques des hommes étaient presque autant décorées et de couleurs vives. Riches ou pauvres, tous les hommes avaient à la ceinture un long couteau, avec des lames un peu moins recourbées que celles d’Ebou Dar, dont ils caressaient la poignée comme s’ils s’apprêtaient à dégainer d’une seconde à l’autre. De l’extérieur, le palais de Dame Aethelaine ne différait pas des maisons des marchands de sel, mais il était situé sur la grand-place de la ville, un vaste espace dallé où une grande fontaine ronde en marbre projetait des gerbes de gouttelettes d’eau qui sentait la mer. Cette eau, c’était le symbole de la richesse de Jurador, pompée aux mêmes sources que celle des puits de sel des collines environnantes. Mat visita une bonne partie de la ville avant que le soleil n’atteigne son zénith.