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Chaque fois que Tuon et Selucia repéraient une boutique avec des rouleaux de soierie exposés dehors, elles s’arrêtaient devant les longues tables étroites, tâtaient les tissus, et chuchotaient, têtes rapprochées, écartant d’un geste les boutiquiers. Ils étaient très vigilants, jusqu’à ce qu’ils s’aperçoivent que Mat les accompagnait. Mal fagotées dans leurs robes de gros drap usé, elles ne ressemblaient pas à des acheteuses de soie. Mat, un pan de sa cape rejeté en arrière pour en montrer la doublure, en avait l’air, lui. Mais chaque fois qu’il tentait de manifester de l’intérêt, ou qu’il approchait assez pour entendre ce qu’elles disaient, les femmes se taisaient et le regardaient du fond de leurs capuchons, jusqu’à ce qu’il recule d’un ou deux pas. Puis Selucia penchait la tête vers Tuon, et elles se remettaient à chuchoter et à toucher les tissus en tout genre. Heureusement, il avait mis une grosse bourse d’or dans la poche de sa tunique. Mais rien ne semblait à leur goût. Invariablement, Tuon secouait la tête, et toutes les deux repartaient dans la foule, Mat pressant le pas pour rester à leur niveau, jusqu’à la boutique suivante. Les dés continuaient à rebondir dans son crâne.

Ils n’étaient pas les seuls du cirque en ville. Il repéra l’Illuminatrice Aludra, le visage encadré par ses tresses emperlées, fendant la foule avec un homme aux cheveux blancs qui devait être un marchand de sel, à en juger par l’abondance des broderies couvrant sa tunique à fleurs et à colibris. Que pouvait-elle attendre d’un marchand de sel ? Quoi qu’elle lui ait dit, le sourire approbateur de l’homme ajouta quelques rides à son visage, et il hocha la tête.

Les deux femmes se dirigèrent vers la boutique suivante, ignorant les profondes révérences du boutiquier. Les marchands alpaguaient Mat, pensant qu’il voulait s’acheter de la soie. Non qu’il eût dédaigné une tunique de soie neuve, mais comment aurait-il pu penser à ça avec ces maudits dés dans la tête ? Thom les croisa, resserrant autour de lui sa cape couleur bronze, caressant ses longues moustaches blanches, et bâillant comme s’il n’avait pas dormi de la nuit. C’était peut-être le cas. Le ménestrel n’avait pas recommencé à boire, mais Lopin et Nerim se plaignaient qu’il restait éveillé jusqu’à des heures indues, la lampe allumée, pour pouvoir lire et relire sa précieuse lettre. Qu’est-ce qu’il pouvait y avoir de si fascinant dans la lettre de la morte ? Par la Lumière, peut-être que ces gens sur la route… Non, il ne voulait pas y penser.

Tuon palpa un coupon de soie, puis le lâcha et se détourna. Selucia toisa la marchande d’un tel air que la solide boutiquière recula, offensée. Voulant éviter les drames, Mat la gratifia d’un sourire désarmant que les femmes trouvaient, en général, irrésistible. Enfin, c’est ce qu’il croyait, car la boutiquière le regarda avec un reniflement dédaigneux, et se pencha pour caresser sa pièce de soie aussi tendrement qu’un bébé dans son berceau.

Plus loin dans la rue, une femme en cape ordinaire laissa son capuchon retomber en arrière, et le souffle de Mat s’arrêta dans sa gorge. Edesina le remit sans se presser. De toute façon, le mal était fait, son visage à l’éternelle jeunesse d’Aes Sedai était apparu. Personne dans la rue ne sembla avoir remarqué quoi que ce soit, mais il ne voyait pas toutes les têtes. Quelqu’un pensait-il à une récompense ? Il n’y avait peut-être pas de Seanchans à Jurador pour le moment, mais des soldats traversaient souvent la ville. Edesina tourna le coin d’une rue, et deux silhouettes en cape noire la suivirent. Ne restait-il qu’une seule sul’dam au camp pour surveiller deux Aes Sedai ? Peut-être que Joline – à moins que ce ne soit Teslyn – se tenait à proximité et qu’il ne l’avait pas vue. Il s’étira le cou, cherchant une autre cape ordinaire dans la foule.

Brusquement, l’idée le frappa comme une pierre entre les deux yeux. Toutes les capes autour de lui étaient brodées. Où étaient passées ces têtes de mule de Tuon et Selucia ? Les dés tournoyaient-ils plus vite dans sa tête ?

Le souffle court, il se mit sur la pointe des pieds. La rue était une rivière de capes, de tuniques et de robes brodées. Cela ne voulait pas dire qu’elles tentaient de s’évader. Tuon avait donné sa parole ; elle avait laissé passer une occasion parfaite de le trahir. Il leur aurait pourtant suffi, à l’une ou l’autre, de prononcer trois mots, et quiconque les aurait entendus aurait aussitôt reconnu l’accent seanchan. Cela pouvait être suffisant pour lancer les chiens sur leurs traces. Devant lui, il vit deux boutiques vendant des étoffes, une de chaque côté de la rue, mais aucune trace des deux femmes. Elles avaient pu tourner dans une rue latérale assez facilement, mais laquelle ? Il devait faire confiance à sa chance, d’autant plus favorable quand le jeu était aléatoire. Ces maudites femmes pensaient sûrement qu’il s’agissait d’un jeu stupide. Qu’il soit réduit en cendres, il devait laisser agir sa chance.

Fermant les yeux, il tourna en rond au milieu de la rue, et fit un pas. Au hasard. Il se cogna rudement dans quelqu’un, assez fort pour leur arracher un cri à tous deux. Ouvrant les yeux, Mat se trouva en face d’un homme corpulent avec une petite bouche et quelques broderies sur les épaules de sa grossière tunique, qui le foudroyait en tripotant la poignée de son couteau incurvé. Peu importait. Il était juste en face d’une des deux boutiques. Renfonçant son chapeau sur ses yeux, il s’enfuit en courant.

Les dés roulaient plus vite.

Des étagères remplies de pièces de tissu tapissaient les murs du sol au plafond de la boutique, et d’autres étaient empilées dehors sur de longues tables. La marchande était une femme décharnée, avec une grosse verrue au menton, son assistante mince et jolie, avec des yeux furibonds.

— Pour la dernière fois, si vous ne me dites pas ce que vous voulez, je vais envoyer Nelsa chercher les gardes.

Tuon et Selucia, le visage toujours caché sous leur capuchon, longeaient lentement un mur tapissé de pièces d’étoffe, s’arrêtant de temps en temps pour en toucher une, mais sans jamais accorder la moindre attention à la boutiquière.

— Elles sont avec moi, dit Mat, haletant.

Tirant la bourse de sa poche, il la jeta sur la table la plus proche. Le son lourd qu’elle produisit mit un grand sourire sur le visage de la marchande.

— Donnez-leur ce qu’elles veulent, lui dit-il.

Et il ajouta fermement à l’adresse de Tuon :

— Si vous achetez quelque chose, ce sera ici. J’ai suffisamment marché pour la matinée.