Il regretta aussitôt d’avoir parlé ainsi. Tuon leva ses grands yeux sur lui. Ses lèvres pulpeuses s’incurvèrent légèrement en un sourire. C’était un sourire énigmatique. La Lumière seule savait ce qu’il signifiait. Il détestait quand les femmes faisaient ça. Au moins, les dés ne s’étaient pas arrêtés. Ce devait être bon signe, non ?
Tuon n’avait pas besoin de parler pour faire son choix, pointant le doigt en silence sur les pièces de soie les unes après les autres, et montrant de ses petites mains noires combien la marchande devait en couper avec ses grands ciseaux. Elle s’acquitta du travail en personne, et à la réflexion, c’était aussi bien. De la soie de diverses nuances de rouge passa sous les ciseaux, de la soie verte, et plus de nuances de bleu que Mat n’en connaissait. Tuon choisit aussi des tissus en lin d’épaisseurs différentes, et plusieurs longueurs de drap de laine de couleur – elle consultait Selucia en murmures étouffés – mais le gros de ses achats, c’étaient des étoffes de soie. On lui rendit sa bourse beaucoup plus plate qu’il ne s’y attendait.
Une fois que tous les achats furent pliés et attachés, puis enveloppés dans un grossier tissu de lin – sans frais supplémentaires –, ils formaient un tas aussi grand que la charge d’un colporteur. Et cela ne le surprit pas d’apprendre qu’il devait le porter sur les épaules, tenant son chapeau dans une main.
Démenez-vous comme un beau diable, achetez de la soie à une femme, et elle trouve encore le moyen de vous faire travailler ! Peut-être qu’elle se vengeait parce qu’il lui avait parlé durement tout à l’heure.
Tout le long de la route du retour, marchant derrière les deux femmes, des abrutis le regardaient, bouche bée. Elles avançaient en pas glissés, suffisantes comme des chattes repues. Même emmitouflées, leur attitude proclamait leur dédain. Le soleil était encore loin de son zénith, mais la queue devant le cirque s’étirait presque jusqu’à la ville. La plupart le regardaient et le montraient du doigt, comme s’il était un imbécile patenté. L’un des grands palefreniers gardant la caisse le gratifia d’un ricanement édenté, mais Mat le regarda d’un tel air qu’il trouva préférable de ramener ses yeux sur les pièces des spectateurs tombant dans le pichet de verre puis dans la caisse. Mat se dit qu’il n’avait jamais été autant soulagé de rentrer au cirque.
Il n’avait pas fait trois pas que Juilin accourut, miraculeusement sans Thera ni son bonnet rouge. Le visage du preneur-de-larrons aurait pu être taillé dans du vieux chêne. Lorgnant le flot des spectateurs qui entraient, il parla à voix basse et pressante.
— Je venais vous chercher. C’est Egeanin. Elle a été… blessée. Venez vite.
Le ton en disait assez. Mat réalisa que les dés tambourinaient dans sa tête. Il jeta le paquet de tissus aux palefreniers, leur enjoignant de le garder aussi jalousement que la caisse ou qu’il lâcherait les femmes sur eux, mais il n’attendit pas pour voir s’ils prenaient sa menace au sérieux. Juilin repartit en courant, et Mat le suivit dans l’allée centrale où les foules bruyantes de spectateurs ahuris regardaient les quatre Frères Chavana, torse nu, faire une pyramide humaine, des contorsionnistes en chausses diaphanes et vestes scintillantes s’asseoir sur leur propre tête et une voltigeuse en chausses bleues à paillettes grimper à une longue échelle de bois pour commencer son numéro. Un peu avant la voltigeuse, Juilin tourna dans une allée étroite et encombrée de linge séchant sur des cordes tendues entre les tentes et les roulottes, où les artistes, assis sur des tabourets ou sur les marches des roulottes, attendaient pour faire leur numéro ; des enfants du cirque y jouaient avec des ballons et des cerceaux. Maintenant, Mat savait où ils allaient, mais Juilin courait trop vite pour être rattrapé.
Devant lui, il vit sa roulotte verte. Latelle regardait dessous, et Luca, en cape rouge vif, faisait signe à deux jongleuses de dégager. Les deux femmes, en larges chausses et le visage blanc comme des bouffons de nobles, regardèrent sous la roulotte sans se presser pour obéir. En approchant, il vit ce qu’elles venaient de regarder. En bras de chemise, Domon, assis par terre sous la roulotte, berçait dans ses bras Egeanin inconsciente. Elle avait les yeux clos, et un filet de sang coulait de la commissure de ses lèvres. Sa perruque était de travers. Cela attirait l’œil, pour une raison inconnue. Elle qui se souciait toujours tellement de sa tenue. Les dés grondaient comme le tonnerre.
— Voilà une histoire qui pourrait devenir désastreuse pour moi ! dit Luca, lançant des regards noirs qu’il répartit entre Mat et Juilin.
Mais il ne semblait pas effrayé.
— Un désastre ! Voilà ce qui m’attend…
Il écarta d’un coup de pied un groupe d’enfants aux yeux écarquillés, et grogna à l’adresse d’une femme rondelette en jupes scintillant de perles argentées. Miyora faisait exécuter à ses léopards des tours que même Latelle n’osait pas essayer, mais elle se contenta de rejeter la tête en arrière avant de s’éloigner. Personne ne prenait Luca autant au sérieux que lui-même.
Il sursauta quand Tuon et Selucia arrivèrent en toute hâte, comme sur le point de leur demander de partir, avant que Mat n’intervienne. En fait, il fronça les sourcils d’un air pensif et soucieux. Apparemment, Latelle n’avait pas dit à Luca qu’il était sorti avec les deux femmes, et il était clair qu’elles avaient quitté l’enceinte du cirque, à voir Selucia chargée d’un énorme ballot qu’elle portait sur le dos, le soutenant de ses mains, toujours très droite malgré son fardeau. On aurait pu penser qu’une servante aurait été habituée à porter des paquets, pourtant, son visage était l’incarnation de la désapprobation. Latelle la toisa de la tête aux pieds, puis regarda Mat avec un sourire méprisant, comme si c’était sa faute si cette femme bombait le torse, faisant ressortir son opulente poitrine. Latelle s’y connaissait en sourires méprisants, pourtant, la mine de Tuon la faisait presque paraître aimable.
Sur le moment, Mat ne se soucia pas de ce qu’elle pensait. Les foutus dés. Rejetant sa cape en arrière, il mit un genou à terre et prit le pouls d’Egeanin à la gorge. Il battait faiblement et irrégulièrement.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il. Avez-vous envoyé chercher une sœur ?
Déplacer Egeanin aurait sans doute suffi à la tuer, mais peut-être que la Guérison agirait, si les Aes Sedai faisaient vite. Il se garda pourtant de prononcer ce nom à voix haute, avec les passants qui jetaient vers eux des regards curieux avant que Luca ou Latelle ne les fassent circuler.
— C’est Renna !
Domon cracha le nom. Malgré ses cheveux courts et sa barbe d’Illian sans moustache, il ne semblait pas ridicule. Il avait l’air plutôt effrayé et en rage.
— Je l’ai vue poignarder Egeanin dans le dos et s’enfuir en courant. Si j’avais pu la rattraper, je lui aurais tordu le cou. Je n’ai que mes mains pour empêcher Egeanin de se vider de son sang. Où sont ces foutues Aes Sedai ? gronda-t-il.
— Je suis là, Bayle Domon, annonça Teslyn avec froideur, se ruant vers eux avec Thera, qui, après un coup d’œil horrifié à Tuon et Selucia, s’accrocha au bras de Juilin en couinant, les yeux rivés au sol. À la façon dont elle se mit à trembler, elle aurait pu défaillir dans l’instant.
L’Aes Sedai aux yeux durs fit la grimace, comme si elle avait la bouche pleine de ronces, quand elle vit qui était étendue par terre. Elle s’agenouilla vivement sous la roulotte près de Domon, et prit la tête d’Egeanin entre ses mains osseuses.
— Joline ferait sans doute mieux que moi, marmonna-t-elle entre ses dents, mais je pourrai peut-être…
La tête de renard en argent se glaça sur la poitrine de Mat, et Egeanin eut un sursaut si violent que sa perruque tomba, et qu’elle faillit échapper aux bras de Domon, tandis que ses yeux s’ouvraient brusquement. La convulsion dura le temps qu’elle se redresse à moitié ; puis, de nouveau, elle s’affaissa contre la poitrine de Domon, haletante, et le médaillon redevint une pièce d’argent ouvragé. Il y était presque habitué maintenant.