— Renseignez-vous, ordonna Egwene. Discrètement.
Ce deuxième meurtre ferait déjà assez jaser sans jeter de l’huile sur le feu. Pendant un moment, elle étudia l’autre sœur. Nisao pouvait présenter des excuses après coup ou prétendre qu’elle doutait depuis le début, mais jusqu’à présent, elle avait toujours été un modèle de Sœur Jaune, pleine d’assurance et de certitude. Mais plus maintenant.
— Est-ce que beaucoup de sœurs se promènent en tenant la saidar ?
— J’en ai remarqué plusieurs, Mère, dit Nisao avec raideur.
Elle releva le menton, avec une nuance de défi. Mais au bout d’un moment, l’aura qui l’entourait s’éteignit. Elle resserra sa cape comme si toute sa chaleur s’était brusquement envolée.
— Je doute que la saidar ait pu sauver Kairen. Sa mort a été trop soudaine. Mais ça permet de se sentir plus… en sécurité.
Quand la petite femme partit, Egwene remua sa cuillère dans son porridge. Elle ne vit plus aucune particule noire, mais elle n’avait plus faim. Finalement, elle se leva et mit à son cou l’étole aux sept bandes de couleur, puis jeta sa cape sur ses épaules.
Aujourd’hui en particulier, elle n’allait pas ruminer des idées noires. Aujourd’hui, elle respecterait sa routine quotidienne.
Dehors, les charrettes à hautes roues cahotaient dans les ornières gelées des rues, pleines de tonneaux d’eau, de piles de rondins fendus et de sacs de charbon de bois. Les cochers, et les cavaliers suivaient, emmitouflés dans leurs capes pour se protéger du froid. Comme d’habitude, des familles de novices avançaient sur les chemins de planches, s’arrangeant généralement pour faire leurs révérences sans s’arrêter aux Aes Sedai qui passaient. Le manque de respect dû à une sœur pouvait être puni d’une flagellation, tout comme le retard à un cours, et les professeurs étaient généralement moins tolérants que les Aes Sedai rencontrées au passage, et qui leur montraient de l’indulgence, sachant pourquoi les novices se hâtaient.
Naturellement, les femmes en blanc s’effaçaient toujours devant l’étole rayée sortant du capuchon d’Egwene, mais elle refusait de se laisser décourager plus qu’elle ne l’était déjà, par des novices faisant des révérences dans la rue, dérapant et glissant sur le sol gelé, et parfois tombant sur le nez avant que leurs cousines n’aient pu les rattraper. « Cousine », c’est le nom que les membres d’une même famille avaient pris l’habitude de se donner, et parfois, cela semblait créer un lien supplémentaire entre elles, une sorte d’intimité familiale. Ce qui la mettait de mauvaise humeur, c’étaient les Aes Sedai qu’elle voyait partout, avançant sur les planches dans une onde de courbettes. Elle n’en vit pas plus d’une douzaine entre sa tente et le bureau de l’Amyrlin, mais trois sur quatre étaient enveloppées de l’aura de la saidar. Elles marchaient par deux la plupart du temps, suivies de leurs Liges quand elles en avaient. Elles semblaient sur le qui-vive, enveloppées ou non de la saidar, les capuches pivotant sans cesse pour balayer les alentours.
Cela lui rappela l’époque où la méningite avait frappé le Champ d’Emond, quand chacun se promenait le nez couvert d’un mouchoir imbibé de brandy – Dorai Barran, la Sagesse d’alors, avait dit que ça pouvait protéger de la contagion –, cramponné à ses mouchoirs et surveillant les autres, pour voir qui serait le prochain. Onze personnes étaient mortes avant que l’épidémie ne s’arrête, mais il fallut attendre un mois avant que la population renonce à se protéger. Pendant longtemps, elle avait associé l’odeur du brandy à la peur. Elle la sentait presque en ce moment. Deux sœurs avaient été assassinées parmi elles, par un homme qui non seulement pouvait canaliser, mais qui était apparemment capable d’aller et venir comme il voulait. La peur se répandait parmi les Aes Sedai plus vite que ne l’aurait fait la méningite.
La tente qu’elle utilisait comme bureau était déjà chaude à son arrivée, le brasero émettant un parfum de roses. Les torchères à miroirs et la lampe de table étaient allumées. Suspendant sa cape au portant dans un coin, elle prit place devant sa table, soutenant machinalement le pied branlant. Tout ce qu’elle avait à faire, c’était suivre sa routine. Demain, elle pourrait faire ses annonces.
Sa première visiteuse lui créa un choc, car c’était peut-être la dernière personne qu’elle s’attendait à voir entrer dans sa tente. Theodrin était une Brune élancée aux joues en forme de pommes, une Domanie à la peau cuivrée et à la bouche têtue. Autrefois, elle semblait toujours sur le point de sourire. Elle avança sur les tapis élimés, assez près pour que la frange de son châle frôle la table. Tandis qu’elle faisait une révérence cérémonieuse, Egwene lui tendit son anneau du Grand Serpent à baiser. À formalisme, formalisme et demi.
— Romanda désire savoir si elle pourra vous voir aujourd’hui, Mère, dit-elle.
Elle avait parlé doucement, mais il y avait quand même un certain entêtement sous-jacent dans le ton.
— Dites-lui qu’elle peut venir quand elle voudra, ma fille, répondit Egwene avec prudence.
Theodrin fit une nouvelle révérence, sans changer d’expression. Comme la Brune s’apprêtait à partir, une Acceptée la frôla en entrant dans la tente, rabattant en arrière son capuchon blanc. Emara était mince et aussi petite que Nisao. Il semblait qu’un vent fort aurait pu l’emporter, pourtant elle menait d’une main ferme les novices confiées à ses soins, plus ferme que bien des sœurs. Mais il faut dire qu’elle était dure avec elle-même, et que les novices étaient censées avoir la vie dure. Emara roula des yeux devant la frange du châle de Theodrin, et sa bouche se tordit en un rictus méprisant, qu’elle réprima pour déployer ses jupes blanches à rayures devant Egwene. Theodrin s’empourpra.
Egwene abattit une main sur la table, assez fort pour faire trembler l’encrier en pierre et le pot de sable.
— Avez-vous oublié qu’on doit la politesse à une Aes Sedai, mon enfant ? dit-elle sèchement.
Emara pâlit – l’Amyrlin avait sa réputation à tenir – et fit précipitamment une révérence encore plus profonde à Theodrin, qui hocha la tête avec raideur avant de sortir de la tente beaucoup plus vite qu’elle n’y était entrée.
Emara bredouilla, avec un accent illianer renforcé par sa nervosité, une requête de Lelaine demandant à rencontrer l’Amyrlin. À une époque, Romanda et Lelaine s’étaient montrées beaucoup moins cérémonieuses, apparaissant sans s’annoncer et n’importe quand, mais la déclaration de guerre à Elaida avait changé beaucoup de choses. Egwene fit la même réponse à cette requête qu’à celle de Romanda, quoique d’un ton plus sec, et Emara faillit tomber en faisant sa révérence et sortit presque en courant. Un clou de plus enfoncé dans la légende d’Egwene al’Vere, le Siège d’Amyrlin qui faisait ressembler Sereille Bagand à un oreiller en duvet d’oie.
Dès que l’Acceptée fut sortie, Egwene leva la main et fronça les sourcils sur ce qu’elle avait couvert jusque-là : la feuille de papier pliée que Theodrin avait déposée sur la table pendant qu’elle baisait son anneau. Elle se rembrunit un peu plus quand elle l’ouvrit. La petite page était couverte d’une écriture fluide et précise, mais il y avait une tache d’encre sur un bord. Theodrin était pourtant très soignée. Peut-être essayait-elle de se conformer à la réputation des Brunes.
« Romanda a envoyé deux sœurs au Cairhien en Voyageant, pour enquêter sur des rumeurs qui font jaser les Jaunes. Je ne sais pas de quoi il s’agit, Mère, mais je le découvrirai. J’ai entendu l’une d’elles mentionner Nynaeve, pas comme si elle était au Cairhien, mais comme si la rumeur avait un rapport avec elle. »
L’imbécile avait même signé !