En vérité, rien ne semblait menacer le calme qui régnait à Cairhien, à part une rixe de temps en temps entre des habitants des faubourgs et des citadins qui les considéraient comme de bruyants étrangers, à l’instar des Aiels, mais beaucoup moins dangereux. Les maisons étaient bondées jusqu’au grenier de gens cherchant un endroit pour dormir à l’abri du froid. Les réserves de nourriture étaient suffisantes, sinon surabondantes, et le commerce marchait mieux que d’ordinaire en hiver. L’un dans l’autre, elle aurait pu être satisfaite de la façon dont elle exécutait les instructions de Cadsuane aussi bien que la Verte pouvait le souhaiter. Sauf que Cadsuane allait exiger davantage. Insatiable, comme toujours.
— Vous m’écoutez, Samitsu ?
En soupirant, Samitsu se détourna du paysage paisible qu’elle contemplait par la fenêtre, réprimant le réflexe de lisser ses jupes. Les clochettes d’argent de ses cheveux tintèrent doucement, mais aujourd’hui, cela ne lui procura aucun apaisement. Elle ne se sentait jamais complètement à l’aise dans son appartement du palais, malgré le feu ronflant dans la large cheminée de marbre qui diffusait une douce chaleur, et son lit très douillet dans la pièce voisine. La décoration, dans le style cairhienien, des trois pièces rendait son appartement austère, avec un plafond blanc à caissons, des corniches surchargées de dorures, et des lambris brillants comme des miroirs, mais sombres. Les meubles massifs, aux contours dorés à la feuille et incrustés de motifs en ivoire, étaient encore plus sombres. Le tapis à fleurs de Tairen semblait d’une folle extravagance comparé à tout le reste, et soulignait la lourdeur de l’ensemble. Ces derniers temps, cela faisait l’effet d’une cage.
Mais ce qui la déconcertait le plus, c’était la femme aux bouclettes tombant sur les épaules, debout au milieu du tapis, poings sur les hanches, le menton belliqueux et dont les sourcils froncés étrécissaient les yeux bleus. Sashalle portait l’anneau du Grand Serpent à la main droite, bien sûr, mais aussi un collier et un bracelet aiels, en grosses perles d’argent et d’ivoire richement sculptées, qui juraient avec sa robe brune collet monté, simple quoique en beau drap de laine et bien coupée. Ces bijoux flamboyants ne convenaient pas à une sœur. Leur bizarrerie détenait peut-être la clé de bien des choses, si Samitsu pouvait savoir pourquoi elle les portait. Les Sagettes, surtout Sorilea, la considéraient comme une imbécile parce qu’elle posait des questions, auxquelles elles refusaient de se donner la peine d’y répondre. Elles ne le faisaient que trop souvent. Surtout Sorilea. Samitsu n’avait pas l’habitude d’être prise pour une imbécile, et cela lui déplaisait souverainement.
Elle éprouva de la difficulté à regarder l’autre sœur en face. Sashalle était la raison essentielle pour laquelle elle ne se sentait jamais à son aise, même quand tout allait bien. Le plus exaspérant, c’est que Sashalle, quoique Rouge, avait prêté serment au jeune al’Thor. Comment une Aes Sedai pouvait-elle jurer allégeance à qui ou quoi que ce fût, à part à la Tour Blanche ? Vérin avait peut-être raison d’affirmer que les ta’verens influençaient le hasard. Samitsu ne trouvait aucune autre raison pour que trente et une sœurs, dont cinq Rouges, aient prêté un tel serment.
— Dame Ailil a été contactée par des seigneurs et des dames qui représentent l’essentiel de la puissance de la Maison Riatin, répondit-elle, avec plus de patience qu’elle n’en ressentait. Ils veulent qu’elle accepte le Haut Siège de Riatin, et elle désire l’approbation de la Tour Blanche. Au moins celle des Aes Sedai.
Pour éviter de la défier du regard – et sans doute perdre l’affrontement –, elle s’approcha d’une table en ébène où un pichet d’argent incrusté d’or reposait sur un plateau en argent et d’où s’élevait une légère odeur d’épices. Remplir une coupe de vin chaud lui donnait un prétexte pour détourner les yeux. Ce besoin lui fit reposer brutalement le pichet qui tinta sur le plateau. Elle se surprenait trop souvent à éviter de regarder Sashalle. Même en cet instant, elle réalisa qu’elle la regardait en coin. Même si cela la frustrait, elle ne parvenait pas à se tourner complètement pour la regarder dans les yeux.
— Dites-lui non, Sashalle. Son frère Toram était encore vivant la dernière fois qu’on l’a vu, et la rébellion contre le Dragon Réincarné ne regarde pas la Tour ; certainement pas maintenant que Toram est mort.
Elle se souvint de Toram Riatin, lors de sa dernière apparition, pénétrant en courant dans un brouillard étrange qui pouvait prendre des formes solides et tuer, et qui résistait au Pouvoir Unique. Ce jour-là, l’Ombre était sortie des murs de Cairhien. La voix de Samitsu s’étrangla, dans ses efforts pour l’empêcher de trembler, non pas de peur, mais de colère. C’était le jour où elle avait échoué à Guérir le jeune al’Thor. Elle détestait les échecs, détestait se les rappeler. Et elle n’aurait pas dû avoir à se justifier.
— L’essentiel de la puissance n’est pas toute la puissance. Les alliés de Toram s’opposeront à elle par la force des armes si nécessaire, et de toute façon, fomenter la discorde entre les Maisons n’est pas un bon moyen de maintenir la paix. Actuellement, il existe un équilibre précaire au Cairhien, Sashalle, mais c’est quand même un équilibre et nous ne devons pas le troubler.
Elle s’abstint de justesse de faire remarquer que Cadsuane serait mécontente si elles le troublaient. Cela n’aurait en rien influencé Sashalle.
— Des troubles surviendront, que nous les fomentions ou non, répondit Sashalle d’une voix ferme.
Son froncement de sourcils avait disparu dès que Samitsu avait montré qu’elle l’écoutait, mais elle serrait toujours les dents. Peut-être plus par entêtement que par agressivité, mais peu importait. Elle n’argumentait pas et n’essayait pas de la convaincre, elle exposait simplement sa propre position. Et le plus vexant de tout, c’est qu’elle faisait ça par courtoisie.
— Le Dragon Réincarné est le héraut annonçant troubles et changement, Samitsu. Le héraut annoncé par les prophéties. Et s’il ne l’est pas, nous sommes à Cairhien. Croyez-vous qu’ils aient vraiment cessé de jouer au Daes Dae’mar ? La surface des eaux est peut-être tranquille, mais les poissons ne cessent pas de nager.
Une Rouge qui prêchait le Dragon Réincarné comme une crieuse publique ! Par la Lumière !
— Et si vous vous trompez ?
Malgré elle, Samitsu avait craché ces paroles. Sashalle – qu’elle soit réduite en cendres ! – conservait une parfaite sérénité.
— Ailil a renoncé à toute revendication sur le Trône du Soleil en faveur d’Elayne Trakand, ce qui est conforme au désir du Dragon Réincarné, et elle est prête à lui jurer allégeance, si je le lui demande. Toram conduisait une armée contre Rand al’Thor. Je trouve que le changement nous est favorable et qu’il faut saisir l’occasion. Je le lui dirai.
Samitsu secoua la tête avec irritation, faisant tinter ses clochettes, et elle parvint à peine à réprimer un soupir. Dix-huit de ces sœurs ayant juré allégeance au Dragon étaient toujours à Cairhien – Cadsuane en avait emmené quelques-unes avec elle, et avait renvoyé Alanna pour en chercher d’autres – et certaines de ces dix-huit, en plus de Sashalle, étaient plus haut placées qu’elle. Mais les Sagettes aielles les tenaient à l’écart. En principe, elle désapprouvait la situation – des Aes Sedai ne devaient pas être en apprentissage auprès de quiconque ; c’était scandaleux ! – mais en pratique, cela lui facilitait le travail.