— Nicola s’est enfuie il y a trois ou quatre jours, Sheriam, et c’est seulement maintenant que Tiana m’en avise ? Elle n’est même pas sûre qu’il s’agit de trois ou de quatre jours.
— Les cousines de Nicola ont couvert sa fuite, Mère.
Sheriam branla du chef avec tristesse, mais curieusement elle fit un petit sourire amusé, voire admiratif.
— Pas par affection. Apparemment, elles étaient contentes d’être débarrassées d’elle et ne tenaient pas trop à ce qu’on la ramène. Elle passait son temps à se vanter de son Don de Prophétie. Tiana est très contrariée de leur attitude. Aucune ne sera très à l’aise en cours, aujourd’hui, et les jours suivants, j’en ai peur. Tiana dit qu’elle a l’intention de leur donner une flagellation en guise de petit déjeuner, tous les jours jusqu’à ce qu’on retrouve Nicola. Mais je pense qu’elle se calmera d’ici là. Nicola ayant disparu depuis si longtemps, il faudra sans doute un bon moment avant qu’on la retrouve.
Egwene grimaça légèrement. Elle se rappelait ses propres visites au bureau de la Maîtresse des Novices, alors occupé par la femme qui lui faisait face. Sheriam avait le bras solide. Une flagellation quotidienne serait très pénible. Mais dissimuler la fuite d’une fugitive, c’était plus sérieux que de faire une farce ou de sortir après le couvre-feu. Elle poussa le rapport sur le côté.
— Tiana fera comme elle le jugera bon, dit-elle. Sheriam, y a-t-il eu un changement dans la façon dont les sœurs parlent de mon rêve ?
Elle avait raconté son rêve sur une attaque des Seanchans, le matin qui avait suivi ce rêve. Les femmes qui l’avaient écoutée étaient restées apathiques, apparemment à cause de la mort très récente d’Anaiya, qui avait stupéfié tout le monde.
Au lieu de répondre, Sheriam s’éclaircit la gorge et lissa ses jupes à taillades bleues.
— Vous ne le savez peut-être pas, Mère, mais l’une des cousines de Nicola est Larine Ayellin. Du Champ d’Emond, ajouta-t-elle, comme si Egwene l’ignorait. Mais personne ne penserait que vous avez des favorites si vous pardonniez à toute la famille. En attendant, qu’elle se calme ou non, Tiana a l’intention d’être très sévère avec elles. Elles vont souffrir.
Se renversant prudemment sur sa chaise à cause du pied branlant, Egwene fronça les sourcils sur elle. Larine avait à peu près le même âge qu’elle, et elles avaient été très amies. Elles avaient passé des heures ensemble, à papoter et à s’exercer à natter leurs cheveux pour être prêtes quand le Cercle des Femmes décréterait qu’elles étaient assez grandes pour porter des tresses. Malgré ça, Larine avait été l’une des rares filles du Champ d’Emond à accepter qu’Egwene soit vraiment l’Amyrlin, même si elle ne le manifestait qu’en gardant ses distances. Mais Sheriam pensait-elle vraiment qu’Egwene pouvait la favoriser ? Même Siuan sembla déconcertée.
— Vous devriez le savoir mieux que personne, Sheriam : la discipline des novices est le domaine de la Maîtresse des Novices. À moins qu’une fille ne soit abusée, chose que vous n’avez pas mentionnée. De plus, si Larine croit qu’elle peut aider la fuite d’une novice et s’en tirer sans dommage – aider une fugitive, Sheriam ! – de quoi sera-t-elle capable ? Elle peut arriver au châle, si elle a le courage de persévérer. Je ne la conduirai pas sur la voie qui se terminerait par son renvoi pour mauvaise conduite. Maintenant, que disent-elles de mon rêve ?
Sheriam cligna ses yeux verts et jeta un coup d’œil à Siuan. Par la Lumière, elle pensait qu’Egwene était dure parce que Siuan était là ? Parce que Siuan pouvait raconter la scène ? Elle aurait dû savoir que non. Elle avait été Maîtresse des Novices.
— Les sœurs pensent toujours que les Seanchans sont à un millier de miles, dit finalement Sheriam, qu’ils ne savent pas Voyager, et que s’ils se mettent à marcher sur Tar Valon, nous le saurons avant qu’ils n’aient parcouru deux cents lieues.
Siuan grommela entre ses dents quelque chose qui ressemblait fort à des jurons. Egwene avait envie de jurer, elle aussi. Sheriam ne croyait pas à son Don de Rêveuse. Anaiya y croyait, elle, mais Anaiya était morte. Siuan et Leane y croyaient aussi, mais ni l’une ni l’autre n’étaient assez élevées dans la hiérarchie pour qu’on les écoute autrement qu’avec une patience polie, et encore. À présent, après cette réponse évasive, il était assez clair que Sheriam n’y accordait aucun crédit. Elle respectait son serment d’allégeance aussi scrupuleusement qu’il était possible, mais Egwene ne pouvait obliger personne à la croire en ce domaine.
Quand Sheriam s’en alla, Egwene se demanda pourquoi elle était venue. Est-ce que ce pouvait être seulement pour lui faire remarquer que Larine allait être punie ? Sûrement pas. Mais elle n’avait rien dit d’autre, en dehors des réponses à ses questions.
Peu après, Myrelle arriva, suivie de près par Morvrin. Egwene les sentit toutes les deux relâcher la Source avant d’entrer dans la tente, et elles laissèrent leurs Liges dehors à les attendre. Elle les aperçut brièvement quand les rabats de la tente s’ouvrirent, mais elle eut quand même le temps de voir qu’ils avaient l’air méfiants, même pour des Liges. Les grands yeux noirs de Myrelle flamboyèrent à la vue de Siuan, et ses narines palpitèrent. Le visage rond de Morvrin demeura lisse comme de la pierre polie, mais elle épousseta à deux mains ses jupes brun foncé, comme pour essuyer une tache. Contrairement à Sheriam, elles devaient obéir aux ordres de Siuan, et cela ne leur plaisait pas du tout. Ce n’est pas qu’Egwene désirait pointer du doigt leurs erreurs, mais elle faisait confiance à Siuan, mais pas totalement aux autres. De plus, il y avait des moments où il était difficile, sinon impossible pour elle, de dire aux sœurs qui lui avaient juré allégeance ce qu’elle désirait qu’elles fassent. Siuan pouvait porter des messages, et de cette façon, Egwene était sûre qu’elles obéissaient à ses ordres.
Elle demanda tout de suite ce qu’on disait de son rêve. Comme elle s’y attendait, elles dirent la même chose que Sheriam. Les Seanchans étaient loin. S’ils se rapprochaient, elles auraient tout le temps d’être averties. C’était la même chose depuis plus d’une semaine. Pis…
— Ce serait peut-être différent si Anaiya était vivante, dit Morvrin, se posant en équilibre sur l’un des tabourets branlants devant la petite table.
Malgré sa corpulence, elle le fit facilement et avec grâce.
— Anaiya avait la réputation d’avoir des connaissances ésotériques. Personnellement, j’ai toujours pensé qu’elle aurait dû choisir l’Ajah Brune. Certes, elle disait que vous étiez une Rêveuse, mais…
Ses dents s’entrechoquèrent quand elle referma la bouche devant le regard acerbe d’Egwene. Quant à Myrelle, elle semblait plus préoccupée à se réchauffer les mains au brasero qu’autre chose.
Bref, ni l’une ni l’autre ne la croyaient non plus. À part Siuan et Leane, personne au camp ne pensait qu’Egwene avait fait un Rêve véritable. Varilin avait pris le pouvoir dans les pourparlers de Darein, reléguant adroitement Beonin à un rôle subalterne, et elle avait toujours une excuse expliquant pourquoi elle ne pouvait pas transmettre un avertissement pour le moment. Peut-être dans quelques jours, quand les discussions se dérouleraient mieux, comme si les sœurs ne passaient pas leur temps à tourner en rond sans dire un mot qui pût offenser la partie adverse.
Myrelle se détourna du brasero, comme rassemblant son courage pour mettre la main sur les braises.
— Mère, j’ai réfléchi au jour où Shadar Logoth a été détruit…