Elles ne pouvaient pas intervenir ou prendre la situation en main à cause des Sagettes qui les surveillaient jour et nuit. Malheureusement, les Sagettes agissaient différemment avec Sashalle et les deux autres sœurs neutralisées aux Sources de Dumai. Neutralisées… Elle eut un léger frisson à cette idée, et elle ne frissonnerait plus du tout si elle parvenait jamais à savoir comment Damer Flinn avait Guéri ce qui ne peut pas l’être. Au moins, il y avait quelqu’un qui pouvait Guérir la neutralisation, même si c’était un homme. Un homme qui canalisait. Par la Lumière, l’horreur d’hier se réduisait aujourd’hui à un malaise, une fois qu’on s’y était habitué.
Elle était sûre que Cadsuane aurait réglé la situation avec les Sagettes avant son départ, si elle avait été au courant des différends entre Sashalle, Irgain et Ronaille. Enfin, elle pensait en être sûre. Ce n’était pas la première fois qu’elle se trouvait impliquée dans les plans légendaires de la Verte. Cadsuane était plus retorse qu’une Bleue, avec ses stratégies compliquées et camouflées derrière d’autres machinations. Certaines étaient prévues pour échouer afin d’en faire réussir d’autres, et seule Cadsuane savait lesquelles. Ça n’avait rien de réconfortant. En tout cas, ces trois sœurs étaient libres d’aller et venir à leur guise. Et elles ne voyaient pas la nécessité de suivre les consignes que Cadsuane avait laissées derrière elle, ni de suivre les sœurs qu’elle avait nommées pour les guider. Seul leur serment extravagant à al’Thor les guidait ou les entravait.
De toute sa vie, Samitsu ne s’était jamais sentie aussi faible ou inefficace, sauf quand son Don lui faisait défaut, mais elle aspirait quand même au retour de Cadsuane qui la libérerait de ses responsabilités. Quelques mots prononcés à l’oreille d’Ailil la feraient renoncer à son désir de monter sur le Haut Siège, bien sûr, mais ça ne servirait à rien si elle ne trouvait pas le moyen de détourner Sashalle de ses intentions. Quelle que fût sa crainte de voir divulguer ses stupides secrets, l’incohérence de ce que lui disait l’Aes Sedai pouvait très bien la pousser à décider qu’il valait mieux disparaître dans l’un de ses domaines ruraux plutôt que risquer d’offenser une sœur quoi qu’elle fasse. Cadsuane serait contrariée de perdre Ailil. Samitsu aussi. Ailil était un canal par lequel transitait la moitié des complots qui se tramaient parmi les nobles, un indice permettant de s’assurer que ces intrigues restaient circonscrites et sans conséquences majeures. La maudite Rouge le savait. Et une fois que Sashalle aurait donné cette permission à Ailil, c’est vers elle qu’elle accourrait avec les nouvelles, non vers Samitsu Tamagowa.
Tandis que Samitsu se débattait avec ce dilemme, la porte du couloir s’ouvrit et livra passage à une pâle Cairhienine au visage sévère, une main plus petite que les deux Aes Sedai. Ses cheveux gris étaient ramenés en un épais chignon sur la nuque, et elle portait une robe sans ornement d’un gris si foncé qu’il était presque noir, livrée actuelle des domestiques du Palais du Soleil. Les domestiques ne s’annonçaient jamais ni ne sollicitaient la permission d’entrer, naturellement, mais Corgaide Marendevin n’était pas n’importe quelle servante. Le lourd trousseau de clés pendu à sa ceinture était l’insigne de sa fonction. Qui que ce fût qui gouvernât Cairhienin, la Détentrice des Clés gouvernait le Palais du Soleil, et il n’y avait rien de servile dans l’attitude de Corgaide. Elle fit une brève révérence exactement entre Samitsu et Sashalle.
— On m’a demandé de signaler tout ce qui sortait de l’ordinaire, lança-t-elle à la cantonade.
Elle avait sans doute pris conscience en même temps qu’elle de la lutte pour le pouvoir qui les opposait. Très peu de chose au Palais lui échappait.
— Il paraît qu’il y a un Ogier dans les cuisines. Lui et un jeune homme sont censés chercher du travail comme maçons, mais je n’ai jamais entendu parler de collaboration entre un Ogier et un humain. Et quand nous leur avons signalé… l’incident, le Stedding Tsofu nous a fait savoir qu’il n’y aurait pas de maçons disponibles de quelque Stedding que ce soit, dans un avenir proche.
La pause fut à peine perceptible, et son visage ne changea pas, mais une partie des rumeurs au sujet de l’attaque du Palais du Soleil était attribué à Rand al’Thor, et le reste aux Aes Sedai. Certaines mentionnaient les Réprouvés, qui deviendraient les alliés soit d’al’Thor soit des sœurs.
Avec une moue dubitative, Samitsu écarta de son esprit les complications inextricables suscitées par les Cairhienins. Les dénégations quant à la participation des Aes Sedai ne servaient pas à grand-chose ; les Trois Serments n’offraient aucune garantie dans une cité où une réponse affirmative ou négative pouvait donner naissance à six rumeurs contradictoires. Mais, un Ogier… Les cuisines du palais n’engageaient jamais les vagabonds de passage, tout au plus les cuisinières offriraient-elles sans doute un repas chaud à un Ogier ne fût-ce que par curiosité. Depuis environ un an, les Ogiers se faisaient plus rares que jamais. On en croisait quelques-uns de temps en temps, mais ils marchaient vite, et s’arrêtaient rarement plus d’une nuit. Ils voyageaient rarement avec des humains, et travaillaient encore moins avec eux. Leur association éveilla donc quelque chose dans son esprit. Elle ouvrit la bouche pour poser quelques questions.
— Merci, Corgaide, dit Sashalle en souriant. Merci de votre obligeance. Mais pouvez-vous nous laisser seules maintenant ?
Se montrer cassante avec la Détentrice des Clés était un bon moyen pour se retrouver avec des draps sales, des repas insipides, des pots de chambre non vidés, des messages qui se perdaient, des contrariétés qui pouvaient empoisonner la vie et vous laisser patauger dans la fange. Mais le sourire adoucit la brusquerie de ces paroles. La femme aux cheveux gris eut une légère inclinaison de tête en guise d’acquiescement, et, de nouveau, fit une brève révérence. Cette fois, adressée à Sashalle. À peine la porte s’était-elle refermée derrière elle que Samitsu posa brusquement sa coupe sur le plateau d’argent que du vin chaud se répandit sur son poignet. Elle pivota vers la Sœur Rouge. Elle était sur le point de perdre le contrôle d’Ailil, et maintenant le Palais du Soleil lui-même semblait lui filer entre les doigts ! Il était aussi vraisemblable de croire qu’il allait pousser des ailes à Corgaide et qu’elle allait s’envoler, que de penser qu’elle allait garder le silence sur ce qu’elle avait vu ici. Ce qu’elle dirait se répandrait dans le Palais à la vitesse de l’éclair, des domestiques jusqu’aux palefreniers qui ramassaient le crottin dans les écuries. Sa révérence finale exprimait clairement ce qu’elle pensait. Par la Lumière, comme Samitsu détestait Cairhien ! La courtoisie entre sœurs était une coutume profondément enracinée, mais Sashalle n’était pas assez élevée dans la hiérarchie pour que Samitsu tienne sa langue en face de ce désastre, et elle avait bien l’intention de lui dire vertement sa pensée.
Fronçant les yeux sur Sashalle, elle vit son visage – peut-être pour la première fois – et soudain, elle comprit pourquoi il la troublait tant, peut-être même pourquoi elle avait toujours trouvé difficile de regarder la Sœur Rouge en face. Ce n’était plus un visage d’Aes Sedai, hors du temps, de ces visages indéchiffrables pour la plupart des gens, du moins ceux qui n’étaient pas initiés, mais pour elle, une sœur, c’était évident : sans doute demeurait-il des vestiges, des détails qui faisaient paraître Sashalle plus proche de la beauté qu’elle ne l’était vraiment, pourtant n’importe qui aurait pu lui donner un âge, proche de l’âge mûr. Et cette réalité qui venait de lui sauter aux yeux plongea Samitsu dans un effroi muet.