— … évanoui sans laisser de trace ? demandait l’Ogier, d’une voix tonnante comme un tremblement de terre.
Embarrassé, il balançait d’avant en arrière ses grandes oreilles poilues à travers les longs cheveux noirs tombant sur son haut col.
— Oh ! arrêtez de parler de lui, Maître Ledar, dit une femme d’un ton tremblotant qu’elle semblait avoir soigneusement préparé. Méchant, voilà ce qu’il était. Il a démoli la moitié du palais avec le Pouvoir Unique, voilà ce qu’il a fait. Il pouvait vous glacer le sang rien qu’en vous regardant, et vous tuer par la même occasion. Des milliers de gens sont morts de sa main. Des dizaines de milliers ! Oh, ce que je déteste parler de lui !
— Pour quelqu’un qui n’aime pas parler de lui, Eldrid Methin, dit sèchement une autre, vous n’avez guère d’autres sujets de conversation.
Robuste et plutôt grande pour une Cairhienine, presque autant que Samitsu elle-même, avec quelques mèches grises s’échappant de son bonnet de dentelle blanche, ce devait être la cuisinière en chef, car tous les assistants hochèrent vivement la tête en signe d’acquiescement, se trémoussèrent en riant et dirent : « Oh ! vous avez bien raison, Maîtresse Beldair » d’un ton particulièrement flagorneur. Les domestiques avaient leur propre hiérarchie, aussi rigide que celle de la Tour.
— Mais ce n’est pas à nous de cancaner là-dessus, Maître Ledar, poursuivit-elle. Ce sont des affaires pour les Aes Sedai, voilà tout, et pas pour des gens comme vous et moi. Dites-nous-en plus sur les Marches. Vous avez vraiment vu des Trollocs ?
— Des Aes Sedai, marmonna un homme.
Caché par la foule autour de la table, ce devait être le compagnon de Ledar. Samitsu n’avait vu aucun homme adulte dans le personnel de cuisine.
— Dites donc, vous croyez vraiment qu’elle liait à elle ces hommes dont vous parliez, ces Asha’man ? Comme Liges ? Et celui qui est mort ? Vous ne nous avez pas dit comment.
— Eh bien, c’est le Dragon Réincarné qui l’a tué, dit Eldrid d’une petite voix. Et pourquoi une Aes Sedai irait-elle lier un homme si ce n’est pas pour en faire un Lige ? Oh, ils étaient terribles, ces Asha’man ! Ils pouvaient vous changer en pierre rien qu’en vous regardant. On peut les reconnaître au premier coup d’œil. Leurs yeux sont terrifiants et lancent des éclairs, voilà comment ils sont.
— Taisez-vous, Eldrid, dit Maîtresse Beldair d’une voix ferme. Peut-être que c’étaient des Asha’man, et peut-être pas, Maître Underhill. Peut-être qu’ils étaient liés, et peut-être pas. Tout ce qu’on peut dire, moi ou n’importe qui d’autre, c’est qu’ils étaient avec lui.
Le ton indiquait clairement de qui elle parlait. Eldrid considérait peut-être Rand al’Thor comme effrayant, mais cette femme ne voulait même pas prononcer son nom.
— Et peu après qu’il est parti, tout d’un coup, l’Aes Sedai leur disait quoi faire, et ils le faisaient. Bien sûr, n’importe quel imbécile sait qu’il faut faire comme disent les Aes Sedai. De toute façon, ils sont tous partis maintenant. Pourquoi ils vous intéressent tellement, Maître Underhill ? Au fait, c’est un nom andoran, ça ?
Ledar rejeta la tête en arrière et partit d’un éclat de rire tonitruant qui emplit toute la salle. Ses oreilles frémirent violemment.
— Nous désirons tout savoir sur les endroits que nous visitons, Maîtresse Beldair. Les Marches, vous dites ? Vous trouvez peut-être qu’il fait froid ici, mais dans les Marches, j’ai vu des arbres se fendre de froid comme des noix dans le feu. Vous trouvez ici des blocs de glace qui descendent la rivière, mais j’ai vu des fleuves aussi larges que l’Alguenya gelés, que les marchands peuvent traverser les pieds secs avec des convois de chariots chargés, et où l’on pêche à travers des trous taillés dans la glace de près d’un empan d’épaisseur. La nuit, il y a des nappes de lumière dans le ciel, qui semblent crépiter, assez brillantes pour assombrir les étoiles, et…
Même Maîtresse Beldair se penchait vers l’Ogier, fascinée, mais l’un des marmitons, trop petit pour voir par-dessus les adultes, jeta un coup d’œil derrière lui, et ses yeux se dilatèrent quand ils se posèrent sur Samitsu et Sashalle. Son regard resta fixé sur elles, mais il remua une main jusqu’à ce qu’il accroche la manche de Maîtresse Beldair. La première fois, elle se dégagea sans regarder ; la seconde, elle tourna la tête avec un froncement de sourcils qui disparut dès qu’elle aperçut les Aes Sedai.
— Que la grâce soit sur vous, Aes Sedai, dit-elle, repoussant vivement ses mèches folles sous son bonnet, tout en faisant la révérence. En quoi puis-je vous servir ?
Ledar s’interrompit au milieu de sa phrase, et ses oreilles se raidirent un instant. Il ne regarda pas vers la porte.
— Je désire parler à vos visiteurs, dit Sashalle, entrant dans la cuisine. Nous ne vous dérangerons pas longtemps.
— Naturellement, Aes Sedai.
Si la cuisinière s’étonna que deux sœurs désirent parler à des visiteurs de la cuisine, elle n’en laissa rien paraître. Tournant la tête de droite et de gauche à l’adresse de tout son personnel, elle frappa dans ses mains potelées et se mit à donner des ordres.
— Eldrid, ces navets ne vont pas s’éplucher tout seuls. Qui surveillait la sauce aux figues ? Les figues sèches sont difficiles à trouver ! Où est votre cuillère à arroser, Kasi ? Andil, courez chercher…
Cuisinières et marmitons se dispersèrent dans toutes les directions, et la cuisine s’emplit bientôt d’un fracas de marmites et de cuillères, quoique, à l’évidence, chacun s’efforçât de faire le moins de bruit possible pour ne pas déranger les Aes Sedai. Ils évitaient également de regarder dans leur direction, ce qui exigeait quelques contorsions.
L’Ogier se leva avec souplesse, sa tête frôlant les grosses poutres du plafond. Il était vêtu comme les Ogiers que Samitsu avait rencontrés précédemment, d’une longue tunique noire s’évasant au-dessus de bottes à rabats. Les taches de sa tunique attestaient qu’il venait de loin ; les Ogiers étaient un peuple méticuleux. Il ne se tourna qu’à moitié vers elle et Sashalle tout en saluant, et il frotta son gros nez comme s’il le démangeait, dissimulant partiellement son large visage. Il semblait jeune pour un Ogier.
— Pardonnez-nous, Aes Sedai, mais nous devons vraiment partir, murmura-t-il, se baissant pour ramasser une énorme besace de cuir, avec une grande couverture roulée attachée sur le dessus, puis posant la large courroie sur une épaule.
Les grandes poches de sa tunique étaient gonflées d’objets aux formes angulaires.