— Nous avons un long chemin à faire avant la nuit.
Pourtant, son compagnon resta assis les mains posées sur la table. C’était un jeune homme aux cheveux clairs, avec une barbe d’une semaine, qui semblait avoir dormi plus d’une nuit dans sa tunique brune toute fripée. Il regardait les Aes Sedai avec méfiance, de ses yeux noirs de renard pris au piège.
— Où allez-vous que vous puissiez y arriver à la nuit tombante ?
Sashalle s’arrêta devant le jeune Ogier, assez près pour être obligée de lever la tête pour le regarder, mais elle s’arrangea pour le faire avec grâce et sans embarras.
— Êtes-vous en route pour l’assemblée dont nous avons entendu parler au Stedding Shangtai, Maître… Ledar, c’est bien ça ?
Ses grandes oreilles s’agitèrent frénétiquement, puis s’immobilisèrent. Ses yeux grands comme des soucoupes s’étrécirent.
— Ledar, fils de Shandin, fils de Koimal, Aes Sedai, dit-il à contrecœur. Je ne vais certainement pas à la Grande Souche. Les Anciens ne me laisseraient pas approcher assez près pour entendre ce qu’ils disent, dit-il avec un gloussement de basse qui paraissait un peu forcé. Nous ne pourrons pas arriver à notre destination ce soir, Aes Sedai, mais chaque lieue que nous laisserons derrière nous sera une lieue que nous n’aurons pas à parcourir demain. Bien, il faut partir.
Le jeune homme mal rasé se leva, caressant d’une main nerveuse la poignée de son épée, mais ne se baissa pas pour ramasser la besace et la couverture posées à ses pieds pour suivre l’Ogier qui se dirigeait vers la porte, même quand celui-ci lui lança par-dessus son épaule :
— Il est temps de partir, Karldin.
Glissant d’un pas souple, Sashalle vint se placer devant l’Ogier.
— Vous recherchiez du travail en maçonnerie, Maître Ledar, dit-elle d’un ton sans réplique, mais vos mains ne sont pas calleuses comme celles des maçons. Il vaudrait mieux pour vous que vous répondiez à mes questions.
Réprimant un sourire de triomphe, Samitsu vint se placer à côté de la Sœur Rouge. Ainsi, Sashalle pensait qu’elle pouvait tout simplement la laisser à l’écart et tirer les vers du nez à l’Ogier ? Elle lui réservait une surprise.
— Vous devriez retarder votre départ, dit-elle à l’Ogier à voix basse.
Le bruit qui régnait dans la cuisine empêchait sans doute tous les autres d’entendre, mais il était inutile de prendre des risques.
— Quand je suis arrivée au Palais du Soleil, j’avais déjà entendu parler d’un jeune Ogier qui était un ami de Rand al’Thor. Il a quitté Cairhien il y a quelques mois, en compagnie d’un jeune homme nommé Karldin. N’est-ce pas exact, Loial ?
Les oreilles de l’Ogier s’affaissèrent.
Le jeune homme laissa échapper un juron qu’il aurait dû avoir le bon sens de ne pas proférer devant des sœurs.
— Je m’en vais quand je le veux, Aes Sedai, dit-il d’une voix dure, en chuchotant.
Sa vigilance était partagée entre Samitsu et Sashalle, pourtant il surveillait aussi le personnel de la cuisine, s’assurant qu’aucun d’eux n’approchait suffisamment pour l’entendre.
— Avant de vous laisser partir, j’exige des réponses ! Qu’est-il arrivé à… mes amis ? Et à lui ? Est-il devenu fou ?
Loial poussa un profond soupir et fit un geste apaisant de son énorme main.
— Du calme, Karldin, murmura-t-il. Rand ne voudrait pas que tu crées des problèmes avec des Aes Sedai. Du calme.
Karldin se rembrunit un peu plus.
Soudain, Samitsu se dit qu’elle aurait dû comprendre plus vite. Les yeux du jeune homme n’étaient pas des yeux d’un renard pris au piège, mais ceux d’un loup. Elle était trop habituée à Damer, Jahar et Eben, liés et apprivoisés, et qui n’étaient donc plus dangereux. Mais un trop long contact pouvait engendrer une confiance excessive. Karldin Manfor était un Asha’man lui aussi, et ni lié ni apprivoisé. Embrassait-il la moitié mâle du Pouvoir en cet instant ? Elle eut envie de rire. Est-ce que les oiseaux volent ?
Sashalle observait le jeune homme, fronçant pensivement les sourcils, ses mains trop immobiles sur ses jupes, mais Samitsu se félicita de ne pas voir briller autour d’elle l’aura de la saidar. Les Asha’man sentaient quand une femme tenait le Pouvoir, et cela aurait pu le pousser à agir… précipitamment. À elles deux, elles pouvaient certainement le réduire à l’impuissance – le pouvaient-elles s’il tenait déjà le Pouvoir ? Bien sûr ! Mais il valait mieux ne pas en arriver là.
Sashalle ne faisant rien pour prendre la direction des opérations, Samitsu posa une main sur son bras gauche, et, à travers la grossière étoffe de sa manche, elle eut l’impression de toucher une barre de fer. Ainsi, il était aussi tendu qu’elle. Autant qu’elle ? Par la Lumière, la fréquentation de Damer et des autres avait amenuisé tous ses instincts !
— La dernière fois que je l’ai vu, il semblait aussi sain d’esprit que n’importe qui, dit-elle doucement, avec à peine une légère insistance.
Les cuisinières et les marmitons qui se tenaient éloignés commençaient à regarder subrepticement de leur côté. Loial poussa un gros soupir de soulagement, comme un coup de vent s’engouffrant par un soupirail, tout en maintenant son attention sur Karldin.
— Je ne sais pas où il est, mais il était encore vivant il y a quelques jours.
Et dire qu’Alanna, dans une posture autoritaire, était restée muette comme une huître, le message de Cadsuane à la main !
— Fedwin Morr est mort empoisonné, je le crains, mais je ne sais pas qui lui a donné le poison.
Étonnamment, Karldin se contenta de hocher la tête avec une grimace de regret, et marmonna quelque chose où il était question de vin.
— Quant aux autres, ils sont devenus des Liges de leur propre gré.
Pour autant qu’un homme puisse agir de son propre gré. Samitsu songea que son Roshan n’avait sûrement aucun désir de devenir Lige avant qu’elle ne le choisisse. Même une femme qui n’était pas Aes Sedai pouvait généralement faire faire à un homme ce qu’elle désirait.
— Ils ont trouvé que c’était une meilleure solution, plus sûre, que de retourner à… avec les autres comme vous. Voyez-vous, les dégâts, ici, ont été provoqués par le saidin. Vous comprenez maintenant qui était derrière tout ça ? C’était une tentative pour tuer celui dont la santé mentale vous inquiète.
Cela non plus ne parut pas surprendre Karldin. Quel genre d’hommes étaient ces Asha’man ? Leur prétendue Tour Noire n’était-elle qu’un repaire d’assassins ? Puis les muscles de son bras se détendirent, et soudain il ne fut plus qu’un jeune homme fatigué par la route et qui avait bien besoin de se raser.
— Par la Lumière ! dit-il en un souffle. Qu’est-ce qu’on va faire maintenant, Loial ? Où irons-nous ?
— Je… je ne sais pas, répondit Loial dont les épaules s’avachirent de fatigue en même temps que les oreilles. Je… nous devons le retrouver, Karldin. D’une façon ou d’une autre. Nous ne pouvons pas renoncer maintenant. Nous devons lui faire savoir que nous avons fait ce qu’il voulait. De notre mieux.
Et qu’est-ce qu’al’Thor leur avait demandé ? se demanda Samitsu. Avec un peu de chance, elle pouvait en apprendre beaucoup de ces deux-là. Un jeune homme épuisé et un Ogier, se sentant seuls et perdus, étaient mûrs pour répondre à des questions.
Karldin sursauta et resserra la main sur la poignée de son épée. Samitsu ravala un juron quand une servante entra en courant dans la salle, ses jupes retroussées jusqu’aux genoux.
— Le Seigneur Dobraine vient d’être assassiné ! glapit-elle. Nous serons tous tués dans nos lits ! J’ai vu les morts marcher de mes propres yeux, le vieux Maringil lui-même, et ma mère dit que les esprits nous tueront en cas d’assassinat ! Ils…
Elle se pétrifia, bouche bée, à la vue des Aes Sedai, puis s’arrêta d’une glissade sans lâcher ses jupes. Les cuisiniers semblaient tout autant pétrifiés, surveillant les Aes Sedai du coin de l’œil pour voir leur réaction.