— Non, pas Dobraine… gémit Loial, les oreilles collées au crâne. Pas lui !
Il avait l’air aussi furieux que triste, le visage dur. Samitsu se dit qu’elle n’avait jamais vu un Ogier en colère.
— Quel est votre nom ? demanda Sashalle à la servante avant que Samitsu ait eu le temps d’ouvrir la bouche. Comment savez-vous qu’il a été assassiné ? Comment même savez-vous qu’il est mort ?
La femme déglutit, comme hypnotisée par le regard de Sashalle.
— Cera, Aes Sedai, dit-elle hésitante, esquissant une révérence, tout en réalisant qu’elle retroussait toujours ses jupes.
Elle les rabattit précipitamment, ce qui eut pour effet de l’agiter un peu plus.
— Cera Doinal. On dit… Tout le monde dit que le Seigneur Dobraine est… je veux dire… qu’il a été… enfin…
De nouveau, elle déglutit avec effort.
— Ils disent tous que ses appartements sont couverts de sang. On l’a trouvé baignant dans une mare de sang. Et la tête coupée, qu’ils disent.
— Ils disent vraiment beaucoup de choses, dit sombrement Sashalle, et généralement, ils se trompent. Samitsu, venez avec moi. Si le Seigneur Dobraine a été blessé, vous pourrez peut-être faire quelque chose pour lui. Loial, Karldin, venez aussi. Je ne veux pas vous perdre de vue avant que j’aie eu le temps de vous poser quelques questions.
— Au diable vos questions ! gronda le jeune Asha’man, passant la courroie de sa besace à son épaule. Je m’en vais !
— Non, Karldin, dit gentiment Loial, posant une énorme main sur l’épaule de son compagnon. Nous ne pouvons pas partir avant de savoir ce qui est arrivé à Dobraine. C’est mon ami et celui de Rand. Nous ne pouvons pas partir maintenant. D’ailleurs, où irions-nous ?
Karldin détourna les yeux. Il n’avait pas de réponse.
Samitsu ferma très fort les yeux et prit une profonde inspiration, qu’elle ne put réprimer. Elle suivit Sashalle hors de la cuisine, pressant de nouveau le pas pour rester au niveau de sa compagne à la démarche souple et glissée. En fait, elle courait presque, Sashalle marchant encore plus vite qu’à l’aller.
Dès qu’elles furent sorties, un brouhaha de voix s’éleva derrière elles. Sans doute, les marmitons insistaient-ils pour en savoir plus, pressant la servante de donner des détails, qu’elle inventerait au besoin. Dix versions différentes de l’incident sortiraient de cette cuisine, voire autant que de cuisinières et de marmitons, chacune ajoutant aux rumeurs. Corgaide était déjà à l’œuvre, sans aucun doute. Samitsu n’avait pas souvenir d’un jour où tout avait si mal tourné pour elle, si soudainement, semé d’embûches à l’infini. Après ça, Cadsuane l’écorcherait vive pour faire des gants avec sa peau !
Loial et Karldin étaient à la traîne derrière Sashalle, eux aussi. Tout ce qu’ils lui diraient pouvait tourner à son avantage, lui permettant de sauver quelque chose.
Trottinant au côté de Sashalle, elle les observait, jetant de brefs coups d’œil par-dessus son épaule. Marchant à petits pas pour ne pas dépasser les Aes Sedai, l’Ogier fronçait les sourcils, l’air inquiet. Au sujet de Dobraine, vraisemblablement, mais aussi peut-être à cause de l’accomplissement de la mystérieuse mission qu’il devait exécuter « au mieux de ses possibilités ». C’était un mystère qu’elle avait bien l’intention de résoudre. Le jeune Asha’man n’avait aucun mal à suivre l’allure, mais arborait un air buté, la main sur la poignée de son épée. Chez lui, le danger ne venait pas de l’acier. Il fixait d’un air soupçonneux le dos des Aes Sedai. Samitsu rencontra une fois son regard noir et furibond. Il eut cependant le bon sens de se taire. Plus tard, elle devrait trouver le moyen de lui faire ouvrir la bouche pour qu’il émette autre chose que des grognements.
Sashalle ne regardait jamais derrière elle pour s’assurer qu’ils suivaient, mais elle devait entendre le bruit sourd des bottes de l’Ogier sur les dalles. Elle avait l’air pensive, et Samitsu aurait donné cher pour savoir le sujet de ces pensées. Sashalle avait peut-être juré allégeance à Rand al’Thor, mais quelle protection cela lui assurait-il contre un Asha’man ? C’était une Rouge, après tout. Cela n’avait pas changé avec son visage. Par la Lumière, c’était peut-être la pire de toutes les embûches !
La montée était longue et ardue pour passer des cuisines aux appartements du Seigneur Dobraine, situés dans la Tour de la Pleine Lune réservée généralement aux nobles de haut rang en visite. Tout le long du chemin, Samitsu voyait les preuves que Cera était loin d’être la première à avoir entendu la nouvelle que répandaient à l’envi les éternels anonymes. Le flot des domestiques circulant dans les couloirs avait fait place à de petits groupes excités qui chuchotaient anxieusement. À la vue des Aes Sedai, ils se débandèrent et se dispersèrent. Quelques-uns cependant restèrent bouche bée à la vue d’un Ogier déambulant dans le palais, mais la plupart s’enfuirent sans demander leur reste. Les nobles, eux aussi, avaient disparu, regagnant sans aucun doute leurs appartements, pour ruminer les opportunités et les dangers consécutifs à la mort de Dobraine. Quoi que pensât Sashalle, Samitsu ne doutait plus de la nouvelle. Si Dobraine était encore vivant, nul doute que ses domestiques auraient déjà fait taire la rumeur.
Comme une nouvelle confirmation de sa mort, le couloir devant les appartements de Dobraine était bondé de serviteurs en livrée bleu et blanc de la Maison Taborwin, le visage livide, les manches retroussées jusqu’aux coudes. Certains pleuraient, d’autres avaient l’air perdus, comme si, privés de fondation, le sol allait à présent se dérober sous leurs pas. Sur un mot de Sashalle, ils s’écartèrent devant les Aes Sedai, mécaniquement ou chancelant comme des ivrognes. Les regards hébétés passèrent sur l’Ogier sans réagir. Très peu eurent le réflexe de leur adresser la moindre civilité.
À l’intérieur, l’antichambre était presque aussi encombrée que le couloir par les serviteurs de Dobraine frappés de stupeur. Dobraine lui-même gisait, immobile, sur une litière au milieu de la grande chambre, les yeux clos, les traits figés et le visage baignant dans une large flaque de sang, presque coagulé à présent, qui avait ruisselé d’une profonde entaille sur le crâne. Un filet noirâtre avait coulé de sa bouche ouverte. À l’entrée des Aes Sedai, deux serviteurs aux visages inondés de larmes, qui s’apprêtaient à couvrir le visage de Dobraine d’un linge blanc, suspendirent leur geste. Visiblement Dobraine avait cessé de vivre. Des déchirures sanguinolentes zébraient le corsage de sa tunique à fines rayures de couleur descendant jusqu’aux genoux. Près de la litière, une tache sombre plus grande que le corps d’un homme souillait le tapis tairen vert et jaune à franges.
Deux autres hommes gisaient par terre, l’un aux yeux vitreux fixés sur le plafond, l’autre sur le flanc, le manche d’ivoire d’une dague sortant de sa cage thoracique, où la lame avait certainement touché le cœur. Ces deux petits Cairhienins pâles portaient la livrée du palais. Or, un domestique n’était jamais armé de la longue dague à poignée de bois qui reposait près de chaque cadavre. Un homme de la Maison Taborwin, qui s’apprêtait à donner un coup de pied à l’un des corps, hésita à la vue des deux sœurs, puis frappa quand même un bon coup dans les côtes du cadavre. À l’évidence, personne ne se souciait du décorum et des convenances.
— Ôtez ce linge, dit Sashalle aux domestiques debout près de la litière. Samitsu, voyez si vous pouvez faire quelque chose pour le Seigneur Dobraine.
Malgré son intime conviction, son instinct avait poussé Samitsu à se rapprocher de Dobraine, mais cet ordre – c’en était nettement un ! – fit trembler ses pas. Grinçant des dents, elle continua néanmoins d’avancer et s’agenouilla doucement près de la litière, du côté opposé à la grande tache du tapis encore humide, pour poser les mains sur la tête ensanglantée de Dobraine. Elle n’hésitait pas à se souiller les mains, même si les taches de sang étaient indélébiles sur la soie, à moins d’utiliser le Pouvoir, ce qu’elle rechignait toujours à faire, s’agissant de tâches aussi terre à terre.