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Les lissages nécessaires étaient pour elle une seconde nature, de sorte qu’elle embrassa la Source et plongea d’instinct dans l’organisme du Seigneur cairhienin. Elle cligna les yeux de surprise. En s’approchant de lui, elle était certaine qu’il y avait trois cadavres dans la pièce. Mais il y avait encore une étincelle de vie dans le corps de Dobraine. Une flamme minuscule que le choc de la Guérison pouvait très bien éteindre. Le choc de la Guérison qu’elle pratiquait.

Elle chercha des yeux l’Asha’man blond. Il était accroupi près d’un des deux domestiques morts, sondant calmement son corps, indifférent aux regards outrés des domestiques vivants. L’une des femmes remarqua soudain Loial, debout à la porte, et les yeux lui sortirent de la tête comme s’il s’était matérialisé du néant. Les bras croisés, son large visage lugubre, l’Ogier semblait monter la garde.

— Karldin, connaissez-vous le genre de Guérison que pratique Damer Flinn ? demanda Samitsu, Celui qui fait appel aux cinq Pouvoirs ?

S’interrompant un instant, il la regarda, fronçant les sourcils.

— Flinn ? Je ne sais même pas de quoi vous parlez. D’ailleurs, je n’ai guère de Don particulier pour la Guérison.

Lorgnant Dobraine, il ajouta :

— Pour moi, il a l’air mort, mais j’espère que vous pourrez le sauver. Il était aux Sources de Dumai.

Et il se remit à sonder le domestique mort.

Samitsu s’humecta les lèvres. Dans ce genre de situation, l’ivresse de la saidar lui semblait diminuer. Une situation où tous les choix possibles étaient mauvais. Avec précaution, elle rassembla les flux d’Air, d’Esprit et d’Eau, les tissant légèrement. C’était le tissage de base de la Guérison que toutes les sœurs connaissaient. De mémoire d’homme, personne d’autre qu’elle n’avait jamais acquis un tel pouvoir de Guérison ; la plupart des sœurs, incapables de maîtriser les techniques de régulation aux différents degrés de tissage – ce qu’elle avait su faire d’instinct –, se gardaient bien de s’y frotter et se limitaient à Guérir certaines petites affections, parfois aussi bénignes que de simples ecchymoses. À elle seule, elle parvenait à Guérir presque aussi bien que tout un cercle lié et pouvait supprimer radicalement les pires blessures comme si elles n’avaient jamais existé. Oh ! certes, elle ne savait pas Guérir une lésion localisée sans intervenir globalement, comme le faisait Damer. Mais, à présent que le sondage qu’elle venait de pratiquer lui avait appris ce dont il souffrait, elle allait pouvoir traiter le corps de Doblaine dans sa totalité depuis les coups de couteau qu’il avait reçus jusqu’à ses narines bouchées par l’hémorragie. Chacune de ces opérations exigeait d’elle la même force, mais certaines en exigeaient moins du patient. Plus le changement corporel était faible, moins le sujet était sollicité. Sauf que, excepté la coupure au crâne, toutes les blessures de Dobraine étaient graves : quatre profondes perforations dans les poumons et deux près du cœur. La Guérison la plus puissante le tuerait avant que les blessures ne soient refermées, la plus faible le ranimerait juste le temps qu’il se noie dans son propre sang. Elle devait choisir une puissance intermédiaire, en espérant ne pas se tromper.

Je suis la meilleure qui ait jamais existé, pensa-t-elle avec fermeté. C’est Cadsuane qui le lui avait dit. Je suis la meilleure ! Modifiant légèrement le tissage, elle le laissa sombrer dans l’homme inanimé.

Certains domestiques poussèrent des cris en voyant Dobraine se convulser. Il s’assit à moitié, ouvrant tout grands les yeux, le temps que s’échappe de sa bouche ce qui ressemblait trop à un long râle d’agonie. Puis ses yeux se révulsèrent, et il retomba sur la litière. Elle rajusta vivement le tissage, et replongea dans son corps, retenant son souffle. Il vivait. Sa vie ne tenait qu’à un fil, si ténu qu’il pouvait encore mourir, mais il ne mourrait pas des coups de poignard. Sur son front lisse et à travers ses cheveux poisseux de sang séché, elle vit la ligne rose d’une nouvelle cicatrice traversant le crâne. Il en aurait de semblables sous sa tunique et s’essoufflerait peut-être sous l’effort, s’il s’en tirait, mais pour le moment, il vivait, et c’était l’essentiel. Restait à déterminer qui voulait sa mort, et pourquoi.

Relâchant le Pouvoir, elle se releva en chancelant. Utiliser la saidar la fatiguait toujours. L’un des domestiques, bouche bée, lui tendit avec hésitation le linge qu’il avait voulu étendre sur le visage de son Seigneur, et dont elle se servit pour s’essuyer les mains.

— Emportez-le dans son lit, dit-elle. Faites-lui boire autant d’eau sucrée au miel qu’il pourra en absorber. Il faut qu’il reprenne des forces rapidement. Et trouvez une Sage-Femme… une Herboriste ? Oui, une Herboriste.

Il ne dépendait plus d’elle maintenant ; des herbes lui feraient du bien. Au moins, elles ne lui feraient pas de mal. L’Herboriste veillerait à ce qu’on lui fasse boire la bonne quantité d’eau au miel.

Avec force courbettes et murmures de remerciements, quatre serviteurs soulevèrent la litière et l’emportèrent dans les chambres du fond des appartements. La plupart des autres domestiques suivirent, l’air soulagé, et les autres se ruèrent dans le couloir. Quelques instants plus tard, des acclamations et des cris de joie s’élevèrent. Elle entendit prononcer son nom aussi souvent que celui de Dobraine. Très gratifiant. Mais elle aurait été plus satisfaite si Sashalle n’avait pas hoché la tête avec un sourire approbateur. Approbateur ! Pourquoi ne pas lui tapoter la tête pendant qu’elle y était ?

Pour ce que Samitsu en avait vu, Karldin n’avait prêté aucune attention à la Guérison. Terminant sa fouille du second cadavre, il se releva et traversa la pièce pour rejoindre Loial, tentant de lui montrer quelque chose sans que les Aes Sedai s’en aperçoivent. Loial la lui arracha de la main – une feuille de papier couleur crème, froissée par le pliage –, l’ouvrit de ses gros doigts, ignorant les mimiques courroucées de Karldin.

— Mais ça n’a pas de sens, marmonna l’Ogier, fronçant les sourcils en lisant. Absolument aucun sens. À moins que…

Il s’interrompit brusquement, ses longues oreilles tremblotant, et échangea un regard intense avec son blond compagnon, qui hocha la tête.

— Oh ! mais c’est très grave, dit Loial. S’ils étaient plus de deux, Karldin, s’ils ont trouvé…

De nouveau, il s’interrompit comme Karldin secouait frénétiquement la tête.

— Faites-moi voir ça, je vous prie, dit Sashalle, tendant la main.

Karldin tenta d’arracher le papier, mais l’Ogier le tendit calmement à Sashalle qui le lut sans changer d’expression, puis le passa à Samitsu. C’était un papier épais, lisse et coûteux. Samitsu se mit à lire, s’efforçant, elle aussi, de garder un visage impassible.

« Sur mon ordre, les porteurs de ce papier doivent enlever de mes appartements certains objets dont ils ont connaissance, et les sortir du Palais du Soleil. Qu’on les laisse seuls dans mes appartements, qu’on leur donne tout ce qu’ils demandent, et qu’on garde le silence sur cette affaire, au nom du Dragon Réincarné et sous peine d’encourir son courroux.

Dobraine Taborwin »

Elle avait vu l’écriture de Dobraine assez souvent pour la reconnaître.