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Quand Mat se contenta de lui jeter un bref coup d’œil en guise de réponse, Noal haussa les épaules et se remit à observer à travers les roseaux le bois flotté dansant sur le fleuve. De temps en temps, il frictionnait ses mains noueuses, comme si ses doigts crochus étaient spécialement sensibles au froid. Le vieil imbécile avait pataugé dans les hauts-fonds pour ramasser des vairons qu’il avait mis dans un seau, lui-même accroché au bord de l’eau, à demi submergé et lesté d’une pierre lisse. Malgré ses plaintes au sujet du temps, Noal était venu à la rivière sans que Mat ne l’y invite ou, encore moins, ne l’y oblige. D’après ce qu’il disait, tous les êtres qui lui étaient chers étaient morts depuis longtemps, et, à vrai dire, il semblait rechercher désespérément une compagnie, quelle qu’elle fût, même celle de Mat, alors qu’il aurait pu être à cinq jours d’Ebou Dar à l’heure qu’il était. Un homme peut couvrir beaucoup de terrain en cinq jours, s’il possède une bonne motivation et un bon cheval. Mat, lui-même, avait assez souvent ruminé la question.

Sur l’autre rive de l’Eldar, à demi caché par l’une des îles marécageuses éparpillées le long du fleuve, les matelots d’une large barque relevèrent les rames, et l’un d’eux se leva et se mit à fouiller dans les roseaux avec un long grappin. Un autre rameur l’aida à hisser dans la barque ce qu’il avait accroché. À cette distance, ça ressemblait à un grand sac. Mat grimaça et reporta son regard vers l’aval. On continuait à repêcher des cadavres, et il en était responsable. Les innocents étaient morts avec les coupables. Et si on ne faisait rien, seuls les innocents continueraient à mourir.

Il fronça les sourcils avec irritation. Par le sang et les cendres, il commençait à raisonner comme tous ces maudits philosophes ! Assumer des responsabilités tuait toutes les joies de la vie et réduisait un homme en poussière. Ce dont il avait besoin pour le moment, c’était du vin chaud dans une salle bien chauffée, avec une jolie serveuse potelée sur les genoux, loin d’Ebou Dar. Il devait faire face à des obligations qu’il ne pouvait pas fuir, et à un avenir qui ne lui plaisait pas. Le fait d’être ta’veren ne lui semblait pas d’une grande aide, pas si c’était ainsi que le Dessin se modelait sur vous. Il lui restait sa chance, quand même. Au moins, il était vivant, et pas enchaîné dans une cellule. En la circonstance, il pouvait considérer cela comme de la chance.

De son promontoire, il avait une vue assez nette sur la dernière île marécageuse du fleuve. Les embruns montaient du port comme des bancs de brouillard peu dense heureusement, assez pour lui conserver une vision suffisante des alentours. Il essayait de compter mentalement le nombre de vaisseaux encore à flot, et de dénombrer les épaves. Mais il se trompait dans ses calculs, pensant qu’il en avait compté certains deux fois, et il recommençait. Ceux du Peuple de la Mer qui avaient été recapturés faisaient aussi intrusion dans ses pensées. Il avait entendu dire que, dans le Rahad, de l’autre côté du port, plus d’une centaine de cadavres se balançaient aux gibets, avec des pancartes affichant « rébellion » et « meurtre » en guise de sentences.

D’habitude, les Seanchans utilisaient la hache du bourreau ou le pal, tandis que ceux du Sang étaient étranglés par la corde, mais, très vite, les règles de bienséance avaient disparu et les gibets s’étalent imposés.

Que je sois réduit en cendres, j’ai fait ce que j’ai pu, pensa-t-il avec amertume. Inutile de se sentir coupable alors qu’il avait fait tout son possible. Il devait se concentrer sur les fuyards.

Les Atha’an Mieres qui avaient réussi à s’échapper du Rahad, où des milliers d’entre eux étaient retenus prisonniers et condamnés au travail forcé, avaient fui dans tous les bateaux susceptibles d’embarquer le maximum de passagers. Ils avaient donc choisi en priorité les grands vaisseaux seanchans, les navires du Peuple de la Mer – de fort tonnage eux aussi –, ayant été désarmés, pour être rééquipés aux normes des Seanchans. S’il parvenait à calculer le nombre de grands bateaux restants, il aurait une idée du nombre des Atha’an Miercs qui avaient recouvré la liberté. Libérer les Pourvoyeuses-de-Vent du Peuple de la Mer avait été une décision avisée, la seule chose qu’il avait pu faire. Mais en plus des pendaisons, des centaines et des centaines de cadavres avaient été repêchés dans le port au cours des cinq derniers jours, et la Lumière seule savait combien les marées en avaient entraîné au large. Les fossoyeurs travaillaient du lever au coucher du soleil, et les cimetières étaient pleins de femmes et d’enfants en pleurs. D’hommes aussi. Beaucoup de ces morts avaient été des Atha’an Mieres, sans personne pour les pleurer quand on les entassait dans des fosses communes, il voulait avoir une idée du nombre qu’il avait sauvés, pour compenser ses sombres estimations de ceux dont il avait provoqué la mort.

Établir un bilan des vaisseaux parvenus à la Mer des Tempêtes lui semblait difficile, sans parler de ses erreurs de calcul. Contrairement aux Aes Sedai, les Pourvoyeuses-de-Vent pouvaient se servir sans restrictions du Pouvoir Unique comme d’une arme, quand la sécurité de leur peuple était en jeu. Elles auraient aimé arrêter les poursuites avant même qu’elles ne commencent. Personne ne pourchasse un vaisseau en feu. Les Seanchans, avec leurs damanes, avaient encore moins de scrupules à rendre coup pour coup. Des milliers d’éclairs fulgurant dans les nues noyées sous la pluie, comme autant de brins de paille enflammés, des boules incandescentes galopant dans le ciel comme des chevaux de feu. Le port semblait embrasé d’un côté à l’autre, au point que, même dans la tempête, le spectacle d’un Illuminateur aurait paru décevant. Sans tourner la tête, il pouvait compter une douzaine d’endroits où les vestiges calcinés d’un grand vaisseau sortaient des hauts-fonds, ou une immense coque à proue carrée gisait sur le flanc, les vagues du poil léchant le pont incliné, et deux épaves de rakers du Peuple de la Mer. Apparemment, ils avaient préféré saborder leurs bâtiments plutôt que de les livrer à un peuple qui les avait enchaînés. Il y en avait trois douzaines là, juste devant lui, sans compter les épaves englouties que des bateaux de sauvetage s’efforçaient de remonter. Peut-être un marin aurait-il pu distinguer un grand vaisseau seanchan d’un raker grâce aux mâts pointant hors de l’eau, mais Mat en était incapable.

Soudain, un vieux souvenir vint lui titiller la mémoire, celui d’un vaisseau qu’on équipait pour parer une attaque venue de la mer. Combien d’hommes pouvait-on entasser dans cet espace restreint et pour combien de temps ? Il s’agissait du souvenir de la guerre entre Fergansea et Moreina. Réaliser qu’il n’avait pas vécu ces antiques vestiges d’autres vies qui s’étaient pourtant imprimés dans sa tête ne le surprenait guère. D’une certaine façon, ils étaient devenus siens. Ils étaient en tout cas plus nets que certains épisodes de sa propre vie. Les vaisseaux dont il se souvenait étaient plus petits que la plupart de ceux du port, mais le principe était le même.

— Ils n’ont pas assez de bateaux, marmonna-t-il.

Les Seanchans avaient encore plus de navires à Tanchico, mais les pertes subies ici suffisaient à foire la différence.

— Assez de bateaux pour quoi faire ? demanda Noal. Je n’en ai jamais vu autant au même endroit.

Venant de lui, l’information avait du poids. À l’entendre, Noal avait déjà tout vu, en beaucoup plus grand ou plus imposant que ce qu’il avait sous le nez. On aurait dit qu’il corrigeait la vérité.