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— Quel risque y a-t-il que je connaisse cet homme ? ricana-t-elle. Je n’ai pas…

Son visage se crispa un instant.

— Je n’avais pas… beaucoup d’amis de ce côté de l’océan, et aucun à Ebou Dar.

Elle toucha une mèche de sa perruque noire sur sa poitrine.

— De toute façon, affublée ainsi, ma propre mère ne me reconnaîtrait pas.

Sa voix était devenue sinistre.

Il allait finir par se casser une dent s’il continuait à serrer si fort les mâchoires. Continuer à discuter avec elle était pire qu’inutile, mais il n’avait pas oublié l’hostilité avec laquelle elle regardait les soldats seanchans.

— Bon, dans ce cas, cessez de regarder tout le monde avec cet air furibond, lui conseilla-t-il. D’ailleurs, mieux, ne regardez personne !

— Parfait : je suis une Ebou Darie timide et effacée, dit-elle sur le ton du défi. C’est vous qui parlerez tout le temps.

Cela sonna comme un avertissement. Par la Lumière, quand une femme ne facilitait pas les choses, tout devenait compliqué, or Egeanin ne facilitait jamais les choses. Il allait réellement se casser une dent.

Au-delà de l’entrée, l’allée principale du cirque serpentait au milieu de roulottes semblables à celles des Rétameurs, petites maisons sur roues aux brancards relevés près des sièges des cochers, et des tentes en toile aussi grandes que de petites maisons. La plupart des roulottes étaient peintes de couleurs vives, de toutes les nuances de rouge, vert, jaune et bleu, et beaucoup de tentes étaient tout aussi colorées, certaines même à rayures. Ici et là, des estrades en bois où les artistes pouvaient se produire se dressaient sur le côté de l’allée, avec leurs guirlandes multicolores un peu crasseuses. Large de près de trente toises, un grand espace de terre battue tassée par des milliers de pieds formait une artère, d’où serpentaient d’autres allées semblables à travers le campement. Le vent entraînait les légers rubans de fumée grise s’élevant des cheminées en étain des roulottes et de quelques tentes. La plupart des artistes étaient sans doute en train de déjeuner, sinon encore au lit. En règle générale, ils se levaient tard – règle que Mat approuvait – et par ce froid, aucun ne mangerait dehors autour d’un feu de camp. La seule personne qu’il vit, ce fut Aludra, les manches de sa robe verte retroussées jusqu’aux coudes, broyant quelque chose dans un mortier en bronze posé sur une table pliante près de sa roulotte bleu vif, juste au coin d’une des allées les plus étroites.

Absorbée par son travail, la svelte Tarabonaise ne vit pas Mat et Egeanin. Mais il ne put s’empêcher de la regarder. Avec ses cheveux noirs tressés en minces nattes emperlées lui tombant jusqu’à la taille, Aludra était sans doute la plus exotique des merveilles de Luca. Il la présentait comme Illuminatrice, et contrairement à certains autres artistes, elle était vraiment ce que prétendait Luca, même s’il n’en était pas convaincu lui-même. Mat se demanda ce qu’elle broyait. Et si ça pouvait exploser ? Elle avait promis de lui révéler le secret de ses feux d’artifice s’il parvenait à résoudre une devinette, à laquelle, jusqu’à présent, il n’avait pas trouvé la moindre solution ; mais il trouverait. D’une façon ou d’une autre.

Egeanin lui planta un index dur dans les côtes.

— Nous sommes censés être des amoureux, comme vous me le répétez constamment, gronda-t-elle. Qui va le croire si vous regardez cette femme comme un homme affamé ?

Mat eut un sourire lascif.

— Je regarde toujours les jolies femmes ; vous ne l’avez pas remarqué ?

Ajustant son écharpe sur sa tête avec plus de vigueur que de coutume, elle émit un grognement désobligeant, dont il se félicita. De temps en temps, son côté prude se révélait commode. Egeanin était en fuite pour sauver sa vie, mais elle était toujours seanchane, et elle en savait déjà plus sur lui qu’il n’aurait voulu. Il n’allait certainement pas lui confier tous ses secrets.

La roulotte de Luca trônait au milieu du camp, à l’emplacement le plus agréable, aussi loin que possible des odeurs des cages d’animaux et des lignes de piquets longeant les murs de toile. Elle était tape-à-l’œil, même comparée aux autres roulottes du camp, badigeonnée de peintures bleues et rouges qui luisaient comme de la laque, et constellée de comètes et d’étoiles dorées. Les phases de la lune, en argent, en faisaient tout le tour, juste sous le toit. La cheminée en étain arborait elle aussi des anneaux bleus et rouges. Même un Rétameur en aurait rougi. D’un côté de la roulotte, deux rangées de soldats seanchans se tenaient debout, très raides, près de leurs chevaux, leurs lances inclinées exactement selon le même angle. L’un d’eux tenait les rênes d’une deuxième monture, hongre Isabelle aux fortes hanches et aux attaches fines. À côté de la roulotte de Luca, les armures bleu et vert des soldats paraissaient ternes.

Mat ne s’étonna pas de ne pas être le seul à s’intéresser aux Seanchans. En bonnet noir couvrant son crâne rasé, Bayle Domon était accroupi, adossé à une roue de la roulotte verte appartenant à Petra et Clarine, trente toises plus loin que les soldats. Les chiens de Clarine, une meute hétéroclite de petits animaux blottis les uns contre les autres, dormaient sous le véhicule. Le gros Illianer feignait de sculpter un bout de bois, n’ayant qu’un petit tas de copeaux à ses pieds. Mat trouvait qu’il aurait dû se laisser pousser la moustache pour dissimuler sa lèvre supérieure, ou alors se raser le reste de la barbe. Quelqu’un pouvait établir un rapport entre un Illianer et Egeanin. Homme de haute taille, Blaeric Negina, nonchalamment appuyé contre la roulotte, comme s’il tenait compagnie à Domon, avait rasé le chignon shienaran noué sur sa tête pour ne pas attirer l’attention des Seanchans, mais il se passait la main sur le crâne à peu près aussi souvent qu’Egeanin vérifiait sa perruque. Peut-être qu’il aurait dû porter un bonnet, lui aussi.

Dans leurs tuniques noires élimées et leurs bottes éculées, les deux hommes pouvaient passer pour des gens du cirque, peut-être des palefreniers, sauf aux yeux des artistes. Ils observaient les Seanchans tout en voulant donner l’impression qu’ils ne les regardaient pas. Blaeric y réussissait le mieux, comme on pouvait l’attendre d’un Lige. Toute son attention semblait accaparée par Domon, malgré un rapide coup d’œil jeté de temps en temps sur les soldats, de l’air le plus détaché du monde. Domon fronçait les sourcils en regardant les Seanchans, quand il ne foudroyait pas le morceau de bois qu’il tenait dans sa main, comme pour lui ordonner de se transformer en une jolie sculpture. Il avait pris bien trop à cœur son rôle de so’jhin.

Mat se demandait comment se faufiler le plus discrètement près de la roulotte de Luca pour écouter sans être vu des soldats, quand la porte s’ouvrit à l’arrière du véhicule. Un Seanchan blond descendit les marches et coiffa un casque au mince plumet bleu. Luca apparut derrière lui, resplendissant en tunique écarlate brodée de soleils, suivant l’officier avec force révérences. Il possédait au moins deux douzaines de tuniques, la plupart rouges, et toutes plus voyantes les unes que les autres. Heureusement, sa roulotte était la plus grande du camp, sinon il n’aurait pas eu la place de les y ranger toutes.

Ignorant les salamalecs de Luca, l’officier se mit en selle, ajusta son épée et aboya des ordres qui précipitèrent les soldats vers leurs montures. Ils se formèrent en colonne par deux et se dirigèrent au pas vers l’entrée. Luca les regarda s’éloigner, avec un sourire forcé, tout prêt à réitérer ses courbettes si l’un d’eux se retournait.

Mat resta bien à l’écart, bouche bée, feignant d’admirer les soldats qui passaient sans même lui accorder un regard.

Egeanin baissait les yeux, serrant l’écharpe nouée sous son menton, jusqu’à ce que le dernier cavalier soit passé. Relevant la tête pour les suivre du regard, elle eut une moue songeuse.