— J’ai l’impression de connaître ce garçon, dit-elle tout bas de sa voix traînante. Je l’ai transporté à Falme sur l’Intrépide. Son domestique est mort pendant le voyage et il s’est imaginé qu’il pourrait le remplacer par l’un des miens. J’ai dû l’en détromper. Il en a fait tellement d’histoires qu’on aurait pu croire qu’il était du Sang.
— Sang et maudites cendres, dit Mat en un souffle.
Combien d’autres avait-elle pris à rebrousse-poil, fixant ainsi son visage dans leur mémoire ? Sans doute des centaines. Et il l’avait laissée aller partout avec juste une perruque et quelques robes de rechange pour tout déguisement ! Des centaines ? Des milliers, plus vraisemblablement.
Quoi qu’il en soit, les soldats étaient partis. Mat expira lentement. La chance était toujours avec lui. Parfois, il pensait que c’était la seule chose qui l’empêchait de brailler comme un bébé. Il se dirigea vers Luca pour savoir ce que voulaient les soldats.
Domon et Blaeric rejoignirent Luca aussi vite que lui et Egeanin. Le visage rond de Domon se rembrunit en voyant le bras de Mat entourer les épaules d’Egeanin. L’Illianer comprenait la nécessité de cette comédie, du moins le disait-il, mais il semblait croire qu’ils auraient pu donner le change sans se toucher, ne serait-ce que la main. Mat retira son bras – Luca connaissait toute la vérité – et Egeanin fit mine de le lâcher à son tour, mais après un coup d’œil sur Domon, elle le prit par la taille sans changer d’expression. Domon continua à froncer les sourcils, en regardant par terre cette fois-ci. Mat en conclut qu’il comprendrait les Seanchans longtemps avant de comprendre les femmes. Ou les Illianers, d’ailleurs.
— Des chevaux, grogna Luca avant que Mat ne s’arrête devant lui.
Il les regarda tous d’un regard furibond, mais c’est sur Mat qu’il concentra sa colère. Un peu plus grand que Mat, il se redressa pour le dominer.
— C’est ça qu’il voulait. Je lui ai montré le certificat m’exemptant de la loterie des chevaux, et signé par la Haute Dame Suroth en personne, mais est-ce que ça l’a impressionné ? Peu lui importait que j’aie sauvé une Seanchane de haut rang !
La femme n’était pas de haut rang, pas plus qu’il ne lui avait sauvé la vie. Il lui avait simplement donné les moyens de voyager comme une artiste. Luca exagérait toujours tout à son avantage.
— En plus, je ne sais même pas jusqu’à quand cette exemption est valable. Les Seanchans ont désespérément besoin de chevaux. Ils l’annuleront sans doute un jour !
Son visage devint presque aussi cramoisi que sa tunique, et il brandit le doigt à l’adresse de Mat.
— Vous allez réquisitionner mes chevaux ! Et sans eux, dites-moi, comment je peux faire tourner avec mon spectacle ? J’étais prêt à partir dès que j’ai vu cette folie dans le port, jusqu’à ce que vous me forciez la main. Vous allez me faire décapiter ! Je pourrais être à cent miles d’ici si vous n’étiez pas sorti brusquement de la nuit pour m’emberlificoter dans vos folles combines ! Je ne gagne pas un sou ici ! Ces trois derniers jours, il n’y a pas eu assez de spectateurs pour nourrir les animaux pendant une journée. Une demi-journée ! J’aurais dû partir il y a un mois ! Ou même avant ! Oui, j’aurais dû !
Mat faillit éclater de rire comme Luca se mettait à bafouiller. Des chevaux. C’était tout ; juste des chevaux. De plus, l’affirmation que des chariots lourdement chargés auraient pu parcourir cent miles en cinq jours était aussi grotesque que la roulotte de Luca. Il aurait pu partir un mois, deux mois plus tôt, sauf qu’il avait fait durer le plaisir pour tirer toutes les pièces qu’il pouvait des conquérants seanchans. Quant à le convaincre de rester, six nuits plus tôt, cela avait été aussi facile que de tomber du lit.
Mat se contenta de lui poser la main sur l’épaule. Cet homme était vaniteux comme un paon, et cupide qui plus est, mais inutile de le mettre davantage en colère.
— Si vous étiez parti ce soir-là, Luca, croyez-vous que vous n’auriez pas éveillé les soupçons ? Les Seanchans auraient démoli vos chariots avant que vous ayez parcouru deux lieues. Vous pouvez me remercier de vous avoir épargné ça.
Luca le foudroya. Certains n’arrivent jamais à voir plus loin que le bout de leur nez.
— En tout cas, vous pouvez cesser de vous inquiéter. Dès que Thom reviendra de la cité, vous pourrez mettre autant de miles que vous voudrez derrière nous.
Luca sauta si brusquement que Mat recula, mais il se contenta de rire en sautillant d’un pied sur l’autre. Domon écarquilla les yeux, et Blaeric le fixa, éberlué. Parfois, Luca se comportait en fieffé imbécile.
Luca avait à peine commencé sa gigue qu’Egeanin écarta Mal.
— Comment ça, dès que Merrilin reviendra ? J’ai donné l’ordre que personne ne parte !
Elle regarda alternativement Mat et Luca, en proie à une fureur glacée.
— J’entends que mes ordres soient exécutés !
Luca s’arrêta brusquement et lui coula un regard en coin, puis il lui fit soudain des révérences si démonstratives qu’on pouvait l’imaginer ramener sa cape brodée en arrière. Luca prétendait savoir se comporter avec les femmes.
— Vous commandez, douce Dame, et j’obéis avec empressement. Mais Maître Cauthon a de l’or, et je crains que l’or ne soit l’argument prioritaire pour que j’obéisse.
Il n’avait pas fallu davantage que la vue du coffre de Mat, rempli de pièces d’or, pour lui forcer la main. Peut-être que la nature de ta’veren de Mat y avait contribué, mais si on lui avait offert assez d’or, Luca aurait aidé à kidnapper le Ténébreux.
Egeanin prit une profonde inspiration, prête à lui frictionner les oreilles, mais Luca lui tourna le dos, montant en courant les marches de son chariot en criant :
— Latelle ! Latelle ! Il faut que tout le monde se remue, et immédiatement ! On va partir enfin, à la minute où Merrilin reviendra ! La Lumière soit louée !
Un instant plus tard, il était de retour, dévalant le petit escalier, suivi de sa femme, qui jetait sur ses épaules une cape de velours noir scintillante de paillettes.
Cette femme au visage sévère fronça le nez en regardant Mat, comme s’il sentait mauvais, et gratifia Egeanin d’un regard assez courroucé pour faire grimper un ours aux arbres. Latelle désapprouvait qu’une femme abandonne son mari, même si elle savait que ça n’était pas vrai. Heureusement, elle était en adoration devant Luca, pour une raison mystérieuse, et elle aimait l’or presque autant que lui. Luca courut à la roulotte la plus proche, dont il se mit à marteler la porte, et Latelle fit de même pour la suivante.
Sans s’attarder, Mat s’engagea prestement dans une allée latérale qui serpentait entre les roulottes et les tentes, toutes hermétiquement fermées, de la fumée s’élevant des cheminées. Ici, il n’y avait pas d’estrades pour les artistes, mais des cordes à linge tendues entre les véhicules, et, par-ci, par-là, des jouets de bois éparpillés par terre. Vu l’étroitesse de la ruelle destinée à décourager les intrus, c’était un lieu strictement réservé à l’habitation.
Il avançait vite malgré sa hanche – la marche avait atténué la douleur –, mais Egeanin et Domon le rattrapèrent rapidement. Blaeric avait disparu, sans doute pour aller dire aux sœurs qu’ils étaient toujours en sécurité et pouvaient enfin partir. Les Aes Sedai, qui se faisaient passer pour des servantes malades d’inquiétude à l’idée que le mari de leur maîtresse puisse les rattraper, en avaient assez d’être confinées dans leur roulotte, et encore plus de la partager avec les sul’dams. Elles pouvaient ainsi surveiller les sul’dams, tandis que les sul’dams empêchaient les Aes Sedai de l’enquiquiner sans arrêt. Quand même, Mat se félicitait que Blaeric l’ait déchargé de la nécessité de retourner les voir. À elles toutes, les sœurs le convoquaient quatre ou cinq fois par jour depuis leur évasion, et il n’y allait que quand il ne pouvait vraiment pas faire autrement tant elles le harcelaient avec des broutilles.