Mor considéra son vin, puis leva soudain les yeux.
— À votre requête. Ce qui est assez rare. L’année suivante, vous avez été grièvement blessé trois fois en la protégeant contre une nouvelle bande d’assassins. Elle vous donna son bien le plus précieux, une poupée. Après vous être distingué pendant le service et avoir été nommé maintes fois à l’ordre de l’armée et à l’ordre du jour, vous avez été sélectionné pour la garde personnelle de l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais, et vous y avez servi jusqu’à ce qu’on vous désigne pour accompagner le Haut Seigneur Turak dans ces pays avec les Hailene. Les temps et les hommes changent, mais avant d’aller garder le trône, vous avez présenté deux autres requêtes pour faire partie de la garde de la Haute Dame Tuon. Très rare. Et vous avez conservé la poupée jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans le Grand Incendie de Sohima, dix ans plus tard.
Karede se félicita une nouvelle fois de l’entraînement qui lui permettait de rester impassible quoi qu’il arrive. Des expressions incontrôlées révèlent trop de choses à un adversaire. Il se rappela le visage de la petite fille qui avait posé cette poupée sur son brancard. Il l’entendait encore. Vous avez, protégé ma vie, alors vous devez prendre Emela pour qu’elle vous protège à son tour, avait-elle dit. Elle ne peut pas vous protéger vraiment, bien sûr ; ce n’est qu’une poupée. Mais gardez-la pour vous rappeler que je vous entendrai toujours si vous prononcez, mon nom. Si je suis encore vivante, bien sûr.
— Mon honneur est ma fidélité, dit-il, posant avec précaution le crâne-coupe d’Ajimbura sur la table, pour ne pas renverser du vin sur ses papiers.
Ajimbura polissait souvent l’argent, mais Karede pensait qu’il ne se donnait jamais la peine de le rincer.
— Fidélité au trône. Pourquoi êtes-vous venu me voir ?
Mor se déplaça légèrement, disposant le fauteuil entre eux. Il pensait sans aucun doute avoir une attitude détendue, mais en fait, il paraissait prêt à lancer sa coupe. Il avait un couteau au creux de ses reins, sous sa tunique, et probablement au moins un autre ailleurs.
— Trois requêtes pour faire partie de la garde de la Haute Dame Tuon. Et vous avez gardé la poupée.
— Jusque-là, je comprends, dit Karede, ironique.
Les gardes n’étaient pas censés s’attacher à ceux qu’ils protégeaient. Les Gardes de la Mort servaient uniquement le Trône de Cristal, servaient quiconque montait sur le trône, de tout son cœur et de toute sa foi. Mais il se rappelait le visage grave de l’enfant, déjà consciente qu’elle ne vivrait peut-être pas assez longtemps pour accomplir son devoir, s’efforçant pourtant de le faire quand même ; et, lui, il avait conservé la poupée.
— Mais il y a plus en cette affaire que la rumeur d’une fille, n’est-ce pas ?
— La respiration d’un papillon, murmura le Chercheur. C’est un plaisir de parler avec quelqu’un qui voit les choses en profondeur. Le soir où Tylin fut assassinée, deux damanes ont disparu des chenils du Palais Tarasin. Toutes les deux anciennes Aes Sedai. Ne trouvez-vous pas que c’est un peu fort, comme coïncidence ?
— Je trouve toute coïncidence suspecte, Almurat. Mais qu’est-ce que cela a à voir avec la rumeur… ou d’autres affaires ?
— Cet écheveau est plus emmêlé que vous ne l’imaginez. Plusieurs autres ont quitté le palais ce soir-là, dont un jeune homme qui était apparemment le mignon de Tylin, quatre hommes qui étaient certainement des soldats, et un vieil homme, un certain Thom Merrilin, du moins d’après ses dires, manifestement un domestique, mais avec plus d’éducation qu’on ne pouvait s’y attendre. À un moment ou à un autre, ils ont tous été vus en compagnie d’Aes Sedai qui se trouvaient dans la cité avant que l’Empire ne la reconquière.
Très tendu, le Chercheur se pencha légèrement par-dessus le dossier du fauteuil.
— Peut-être que Tylin n’a pas été assassinée parce qu’elle avait juré allégeance à l’Empire, mais parce qu’elle avait appris des choses dangereuses. Peut-être avait-elle imprudemment fait à ce jeune homme des confidences sur l’oreiller, et qu’il en avait averti Merrilin. Nous pouvons l’appeler ainsi jusqu’à ce que nous connaissions son vrai nom. Plus j’en apprends sur lui, plus il m’intrigue : connaissant bien le monde, beau parleur, à l’aise avec les nobles et les têtes couronnées. Un courtisan, en fait, si on ne sait pas qu’il est un domestique. Si la Tour Blanche avait des projets concernant Ebou Dar, c’est le genre d’homme qu’elle y enverrait.
Des projets. Machinalement, Karede prit le crâne-coupe et faillit boire avant de réaliser ce qu’il faisait. Pourtant, il le garda à la main, pour ne pas révéler son désarroi. Tous – ceux qui savaient en tout cas – étaient certains que la disparition de la Haute Dame Tuon faisait partie de la course à la succession de l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais. Telle était la vie dans la Famille Impériale. Après tout, si la Haute Dame était morte, il faudrait nommer une nouvelle héritière. Sinon… la Tour Blanche aurait envoyé ses meilleurs éléments au cas où elle envisagerait de la faire enlever. Si le Chercheur ne jouait pas… Les Chercheurs étaient capables de piéger n’importe qui, sauf l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais.
— Vous avez présenté cette idée à vos supérieurs, et ils l’ont rejetée, sinon vous ne seriez pas là. Ou plutôt… vous ne leur en avez pas parlé, n’est-ce pas ? Pourquoi ?
— C’est plus compliqué que vous ne l’imaginez, dit doucement Mor, lorgnant la porte comme s’il soupçonnait la présence d’oreilles indiscrètes.
Pourquoi cette prudence, tout à coup ?
— Il y a beaucoup… beaucoup d’implications. Les deux damanes ont été emmenées par Dame Egeanin Tamarah, qui avait eu des contacts très étroits avec des Aes Sedai auparavant. À l’évidence, elle a libéré l’autre damane pour couvrir sa fuite. Egeanin a quitté la cité ce même soir, avec trois damanes dans son entourage, et aussi, croyons-nous, Thom Merrilin et les autres. Nous ne savons pas qui était la troisième damane – nous suspectons quelqu’un d’important parmi les Atha’an Mieres, ou peut-être une Aes Sedai qui se cachait dans la cité –, mais nous avons identifié les sul’dams qu’elle a utilisées, et deux ont des relations étroites avec Suroth. Qui elle-même a bien des relations avec des Aes Sedai.
Malgré sa méfiance, Mor déclara cela comme s’il s’agissait d’un fait banal. Pas étonnant qu’il fût nerveux.
Bien. Ainsi, Suroth complotait avec des Aes Sedai et avait corrompu au moins quelques éminents Chercheurs, supérieurs à Mor, et la Tour Blanche avait placé des hommes sous les ordres d’un de ses meilleurs éléments pour exécuter certaines missions. C’était crédible. Quand Karede avait été envoyé avec les Avant-Courriers, il avait eu ordre de surveiller ceux du Sang qui manifesteraient trop d’ambition. Il y avait toujours la possibilité, aussi loin du cœur de l’Empire, qu’ils tentent de se tailler un royaume à eux. Et lui-même avait envoyé des hommes dans une cité dont il savait qu’elle tomberait quoi que ses habitants fassent pour la défendre, afin de pouvoir nuire à l’ennemi, de l’intérieur.
— Vous savez dans quelle direction ils sont allés, Almurat ?
Mor secoua la tête.
— Ils sont partis vers le nord, et Jehannah a été vu dans les écuries du palais, mais il semble que ce soit une tentative de diversion. Ils auront changé de direction à la première occasion. Nous avons visité tous les bateaux assez grands pour leur faire traverser le fleuve, mais des vaisseaux de cette taille vont et viennent sans arrêt. Il n’y aucun ordre dans cette ville, aucun contrôle.