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— Cela me donne ample matière à réflexion.

Le Chercheur grimaça, en une légère torsion de la bouche, mais il sembla réaliser qu’il n’obtiendrait rien de plus de Karede. Il hocha la tête.

— Quoi que vous choisissiez de faire, vous devez savoir ceci : si cette fille a réussi à extorquer de l’or ou quoi que ce soit à des marchands, c’est qu’elle est apparemment accompagnée en permanence par deux ou trois soldats. La description de leur armure était également très précise.

Il esquissa un geste de la main comme pour toucher la robe de chambre de Karede, mais, en homme avisé, la laissa retomber.

— La plupart des gens qualifient cette couleur de noire. Vous me comprenez ? Quelle que soit votre décision, agissez sans délai.

Mor leva sa coupe.

— À votre santé, Général-de-Bannière Furyk. À votre santé, et à la santé de l’Empire.

Karede vida d’un trait la coupe d’Ajimbura.

Le Chercheur sortit aussi brusquement qu’il était entré. Quelques instants après Ajimbura apparut. Le petit homme fixa un regard accusateur sur le crâne-coupe que Karede tenait dans ses mains.

— Vous avez entendu, Ajimbura ?

Ce n’était pas une question. Autant lui demander si le soleil se lève le matin. De toute façon, il ne nia pas.

— Je ne souillerai pas ma langue avec de telles ordures, haut maître, dit-il en se redressant.

Karede s’accorda un soupir. Que la Haute Dame Tuon eût organisé elle-même sa propre disparition ou qu’elle en ait été la victime, elle était en grand danger. Et si la rumeur était un stratagème de Mor, la meilleure façon de gagner était de prendre la direction de la partie.

— Sortez mon rasoir.

Se rasseyant, il prit sa plume, tenant sa manche droite de la main gauche pour ne pas la tacher d’encre.

— Puis vous irez voir le Capitaine Musenge quand il sera seul, et vous lui donnerez ceci. Revenez vite, j’aurai d’autres instructions à vous donner.

Le lendemain, peu après midi, il traversait le port sur le ferry qui partait toutes les heures au son d’une cloche. C’était une lourde barge que la forte houle ballottait sur les eaux agitées. Les cordages qui reliaient aux taquets du pont la demi-douzaine de chariots bâchés d’une marchande craquaient à chaque balancement, les chevaux piaffaient nerveusement, et les rameurs devaient sans cesse repousser les cochers et les gardes de louage qui voulaient se vider l’estomac par-dessus bord. Certains hommes n’ont pas le pied marin. La marchande en revanche, une femme au visage poupin et à la peau cuivrée, se tenait à la poupe, drapée dans une cape noire, accompagnant avec souplesse les balancements du bateau, tout en regardant fixement le rivage qui approchait, indifférente à la présence de Karede à côté d’elle. Elle savait sans doute qu’il était seanchan, ne serait-ce qu’à cause de la selle de son alezan isabelle, mais, à la modeste cape grise qu’il portait sur sa tunique verte soutachée de rouge, elle devait penser, pour autant qu’elle se posât des questions à son sujet, qu’il était un simple soldat. Et non un colon, avec une épée à la ceinture. Il y avait peut-être des regards plus perçants venant de la cité, quoiqu’il eût tout fait pour les éviter, mais il ne pouvait rien y faire. Avec un peu de chance, il avait un jour devant lui, peut-être deux, avant que quelqu’un réalise qu’il ne rentrerait pas à l’auberge de sitôt.

Sautant en selle dès que le ferry cogna contre les poteaux capitonnés de cuir du débarcadère, il fut le premier à quai. La marchande était toujours en train de harceler ses cochers et les membres de l’équipage qui détachaient les cordages des roues. Il mit Aldazar au pas, sur les pierres encore glissantes de la pluie matinale, souillées par les ordures et les crottes d’un troupeau de moutons. Peu à peu, il le laissa accélérer l’allure en arrivant sur la Route d’Illian, sans toutefois dépasser le trot. L’impatience est un vice quand on commence un voyage de durée inconnue.

Des auberges bordaient la rue au-delà du débarcadère, bâtisses aux toits plats et aux façades au crépi écaillé et lézardé, surmontées d’enseignes souillées. Cette route marquait la limite septentrionale du Rahad, et des hommes vêtus grossièrement, avachis sur des bancs devant les auberges, le regardèrent passer, l’air maussade. Il les eut bientôt laissés derrière lui, et les quelques heures qui suivirent ramenèrent à traverser des oliveraies et de petites fermes où les paysans habitués au passage fréquent des voyageurs ne levaient même pas les yeux de leur travail. D’ailleurs, le trafic était clairsemé, limité à une poignée de charrettes à hautes roues, et deux fois, à un train de marchands cahotant vers Ebou Dar, entourés de gardes de louage. La plupart des cochers et les deux marchands portaient les barbes typiques de l’Illian. Il semblait étrange que l’Illian continuât à envoyer ses produits à Ebou Dar tout en combattant contre l’Empire. Mais de ce côté de la Mer Orientale, les gens étaient souvent étranges, avec des coutumes bizarres et bien différents des histoires sur la patrie du grand Aile-de-Faucon. Il fallait les comprendre, bien sûr, si on voulait les intégrer à l’Empire, mais la compréhension, c’était pour les autres, plus haut placés que lui. Lui, il avait une tâche d’une autre nature à accomplir.

Les fermes firent place aux forêts et aux broussailles, et, le temps d’arriver à destination, son ombre s’étirait devant lui, le soleil déclinant vers l’horizon. Quand il rejoignit Ajimbura, celui-ci était accroupi du côté nord de la route, jouant de la flûte à bec, image même de l’oisif fainéant. Avant que Karede ne parvienne à sa hauteur, il coinça sa flûte dans sa ceinture, ramassa sa cape brune et disparut entre les arbres et les broussailles. Jetant un coup d’œil derrière lui pour s’assurer que la chaussée était déserte dans cette direction, Karede engagea Aldazar dans la forêt au même endroit.

Le petit homme attendait juste hors de vue de la route, au milieu d’un bouquet d’immenses pins, dont le plus grand devait bien faire cent pieds de haut. Il fit son salut d’une épaule et grimpa sur un mince alezan aux quatre pieds blancs. Il prétendait qu’un cheval à pieds blancs portait chance.

— Par là, haut maître ? dit-il.

Sur un geste de Karede, il tourna sa monture qui s’enfonça plus profondément dans la forêt.

Ils n’avaient pas plus d’un demi-mile à parcourir, mais personne passant sur la route n’aurait deviné ce qui les attendait dans une vaste clairière. Musenge avait amené une centaine de Gardes équipés de bons chevaux et vingt Jardiniers Ogiers, tous en armure, avec des animaux de bât transportant des provisions pour deux semaines. Le cheval de bât qu’Ajimbura avait acheté la veille, en même temps que l’armure de Karede, devait se trouver parmi eux. Un groupe de sul’dams se tenaient près de leurs propres montures, certaines caressant les six damanes en laisse. Musenge s’avança à la rencontre de Karede accompagné d’Hartha, le Premier Jardinier qui marchait près de lui, l’air sombre, sa hache à pompons verts sur l’épaule. L’une des femmes, Melitene, la der’sul’dam de la Haute Dame Tuon, se mit en selle et les rejoignit. Musenge et Hartha saluèrent, le poing sur le cœur, et Karede leur rendit leur salut. Mais son regard se porta sur les damanes. Sur une en particulier, petite femme dont une sul’dam au sombre visage carré caressait les cheveux. Un visage de damane est toujours trompeur – elles vieillissent lentement et vivent très longtemps –, mais ce visage-là présentait une particularité qu’il avait appris à reconnaître comme appartenant à celles qui se donnaient le nom d’Aes Sedai.