— Quelle raison avez-vous donnée pour les faire sortir de la cité toutes en même temps ?
— L’exercice, Général-de-Bannière, répondit Melitene avec un sourire ironique. Tout le monde croit aux bienfaits de l’exercice.
On disait que la Haute Dame Tuon n’avait pas besoin d’une der’sul’dam pour entraîner ses propriétés ou ses sul’dams, mais Melitene, avec plus de noir que de gris dans ses longs cheveux, expérimentée dans bien des domaines, avait deviné ce qu’il voulait vraiment savoir. Il avait demandé à Musenge d’amener si possible une paire de damanes.
— Aucune n’a voulu rester en arrière, Général-de-Bannière. Pas pour cette affaire. Quant à Mylen…
Ce devait être l’ancienne Aes Sedai.
— Après avoir quitté la cité, nous leur avons dit pourquoi nous partions. Il vaut toujours mieux qu’elles sachent à quoi s’attendre. Mais depuis qu’elle est au courant, Mylen est folle de rage. Elle aime la Haute Dame. Elles l’aiment toutes, mais Mylen l’adore comme si elle siégeait déjà sur le Trône de Cristal. Si Mylen met la main sur une de ces Aes Sedai, gloussa-t-elle, il faudra vite intervenir avant qu’elle ne soit trop mal en point pour être mise à la laisse.
— Je ne vois aucune raison de rire, gronda Hartha.
L’Ogier était encore plus parcheminé et ridé que Musenge, avec de longues moustaches grises et des yeux comme des billes noires qui roulaient derrière la visière de son casque. Il était déjà Jardinier avant la naissance du père de Karede, peut-être avant même celle de son grand-père.
— Nous n’avons aucune piste, aucun indice, rien. C’est comme si on cherchait à attraper le vent dans un filet.
Melitene reprit vivement son sérieux, et Musenge prit l’air encore plus sombre qu’Hartha.
En dix jours, les gens qu’ils poursuivaient avaient dû mettre bien des miles derrière eux. Les meilleurs éléments de la Tour Blanche n’auraient pas eu la sottise de se diriger droit vers l’est après avoir éventé la ruse de Jehannah, ni la bêtise de serrer le nord de trop près ; il restait donc à explorer un vaste territoire, toujours plus grand à mesure que le temps passait.
— Alors, nous devons commencer à déployer nos filets sans délai, dit Karede, et ce, avec doigté.
Musenge et Hartha hochèrent la tête. Pour la Garde de la Mort, ce qui devait être fait serait fait. Y compris réussir à attraper le vent dans des filets.
5
Forgeage d’un marteau
Il courait dans la nuit avec souplesse, malgré la neige couvrant le sol. Il était un avec les ombres, se glissant dans la forêt sous un clair de lune presque aussi lumineux que le soleil. Le vent froid qui ébouriffait son épaisse fourrure apporta soudain une odeur qui lui donna la chair de poule et fit battre son cœur d’une haine plus grande que celle éprouvée pour le Jamais Né. De la haine et la certitude de la mort qui approchait. Il n’y avait pas de choix à faire, pas maintenant. Il courut plus vite encore, vers la mort.
Perrin s’éveilla brusquement dans l’obscurité profonde précédant l’aube, sous une charrette de ravitaillement. Le froid du sol s’était insinué dans ses os, malgré sa lourde cape doublée de fourrure et deux couvertures. Il soufflait une brise intermittente, pas assez forte ni assez régulière pour être qualifié de vent léger, mais glaciale. Quand il se frictionna le visage de ses mains gantées, le givre craqua dans sa courte barbe. Au moins, il n’avait pas neigé durant la nuit. Trop souvent il s’était réveillé saupoudré de flocons, malgré l’abri de la charrette, et les chutes de neige compliquaient la vie des éclaireurs. Il aurait voulu pouvoir parler à Elyas comme il parlait aux loups. Ainsi, il n’aurait pas eu à endurer ces attentes interminables. La fatigue collait à lui comme une seconde peau ; il ne se rappelait plus la dernière fois qu’il avait joui d’une bonne nuit de sommeil. Pourtant, le sommeil importait peu. Ces temps-ci, seule la chaleur de la colère lui donnait la force de continuer.
Il ne pensait pas que c’était le rêve qui l’avait réveillé. Tous les soirs, il se couchait en attendant les cauchemars, et tous les soirs ils venaient. Dans les pires, il trouvait Faile morte ou ne la retrouvait jamais. Il se réveillait frissonnant, couvert de sueurs froides. Dans tous les autres, moins horribles, il continuait à dormir ou ne se réveillait qu’à moitié, entouré de Trollocs qui le découpaient vivant pour le jeter dans une marmite, ou un Draghkar qui dévorait son âme. Le cauchemar s’estompait rapidement, comme les rêves, pourtant, il se rappelait avoir été un loup en train de flairer… Quoi ? Quelque chose que les loups haïssent encore plus que les Myrddraals, sachant que cette chose va les tuer. Les souvenirs précis du rêve avaient disparu ; seules demeuraient de vagues impressions. Il était un loup, certes, mais pas dans le rêve du loup – reflet de ce monde où se retiraient les loups morts, toujours disponibles pour les vivants qui voulaient les consulter –, il le savait parce que le rêve du loup restait toujours clair dans sa tête même quand il en sortait, qu’il y soit allé consciemment ou non. Pourtant, ce rêve semblait ancré dans le réel, et, d’une certaine façon, pressant.
Allongé sur le dos, immobile, il projeta son esprit, tâtonnant, fouinant pour trouver les loups. Il avait tenté de les utiliser pour l’aider dans ses recherches ; sans succès. Les convaincre de s’intéresser aux faits et gestes des deux-jambes était difficile, à tout le moins. Ils évitaient les groupes d’hommes trop nombreux, une demi-douzaine suffisait à les tenir à l’écart. Les hommes faisaient fuir le gibier, et la plupart tuaient les loups à vue. Ses pensées s’égarèrent longtemps sans rien déceler, mais au bout d’un moment, il distingua des loups au loin. À quelle distance, il n’aurait su le dire, mais c’était un peu comme de percevoir un murmure à la limite de l’audition. Loin. C’était étrange car, malgré la présence des villages et des manoirs clairsemés, et de petites villes de temps à autre, c’était un territoire idéal pour les loups, forêts vierges pour l’essentiel, avec abondance de cerfs et de petit gibier.
Il fallait toujours respecter les formes pour parler avec une meute dont on ne faisait pas partie. Poliment, il transmit son nom, Jeune Taureau, partagea son odeur, et reçut les leurs en réponse. Chasseuse de Feuilles, Grand Ours, Queue Blanche, Plume, Brume du Tonnerre et une cascade d’autres. C’était une meute de bonne taille dont Chasseuse de Feuilles, une femelle qui donnait l’impression d’être d’une force tranquille, était le chef. Plume, jeune et intelligent, était son partenaire. Ils avaient entendu parler de Jeune Taureau, et étaient impatients de parler avec l’ami du légendaire Longue Dent, le premier deux-jambes qui avait appris à parler avec les loups après une interruption qui renvoyait à des Ères disparues dans les brumes du passé. C’était un torrent d’images, de souvenirs olfactifs, que son esprit verbalisait, comme ses pensées se transformaient en images et en odeurs que les loups pouvaient comprendre.
Il y a quelque chose que je désire savoir, pensa-t-il, les salutations terminées. Qu’est-ce qu’un loup peut haïr davantage que le Jamais Né ? Il s’efforça de se rappeler l’odeur du rêve, mais elle avait disparu de sa mémoire. Quelque chose qu’un loup sait être mortel pour lui ?
Le silence lui répondit mêlé de haine, de peur, de détermination et de réticence. Il avait déjà senti la peur chez les loups – par-dessus tout, ils craignaient les incendies qui fulguraient comme l’éclair dans la forêt – mais là, c’était différent, comme le picotement qui donne à l’homme la chair de poule, le fait frissonner et sursauter. Cette peur était proche de la terreur. Les loups n’éprouvaient jamais ce genre d’épouvante. Pourtant ceux-là la ressentaient.