Le reste du camp formait un mince anneau autour des chevaux et des charrettes, face à la forêt qui les encerclait, avec les hommes des Deux Rivières divisés en quatre groupes et les lanciers et archers du Ghealdan et de Mayene intercalés entre eux. Les éventuels assaillants, d’où qu’ils viennent, auraient à affronter les longs arcs des Deux Rivières et des cavaliers expérimentés. Ce n’était pas l’apparition soudaine des Shaidos que craignait Perrin, mais plutôt celle de Masema. Il semblait les suivre assez docilement, mais à part les razzias, neuf Ghealdanins et huit Mayeners avaient disparu au cours des deux dernières semaines, et personne ne pensait qu’ils avaient déserté. Avant cela, le jour même de l’enlèvement de Faile, vingt Mayeners étaient tombés dans une embuscade et avaient été massacrés, et tout le monde était persuadé que c’étaient les hommes de Masema qui les avaient tués. Il régnait donc une paix précaire et étrange, hérissée de suspicion. Masema prétendait ne pas savoir que cette paix était menacée, mais ses partisans ne se souciaient pas de sa pérennité. Quoi que prétendît Masema, ils réglaient leur conduite sur lui. Pourtant, Perrin entendait que cette paix se prolonge, d’une façon ou d’une autre, jusqu’à la libération de Faile.
Les Aiels avaient insisté pour avoir leur mince part de cet étrange gâteau, même s’ils n’étaient qu’une cinquantaine en comptant les gai’shaines qui servaient les Sagettes. Il s’immobilisa pour observer leurs tentes noires surbaissées. Les seules autres érigées dans le camp appartenaient à Berelain et à ses deux femmes de chambre, de l’autre côté du camp, non loin des quelques masures de Brytan. Des colonies de poux et de puces les rendaient inhabitables, même pour des soldats endurcis, et les granges étaient des bâtisses branlantes et répugnantes où le vent hurlait sans arrêt, infectées qui plus est par une vermine pire que celle des maisons. Les Vierges et Gaul, seul homme parmi les Aiels qui n’était pas gai’shain, étaient tous sortis avec les éclaireurs, laissant les tentes vides et silencieuses, mais une odeur de fumée montant des trous d’aération lui apprit que les gai’shains préparaient ou servaient le petit déjeuner des Sagettes. Annoura, qui était la conseillère de Berelain, partageait généralement sa tente, mais Masuri et Seonid étaient probablement avec les Sagettes, aidant peut-être les gai’shains à préparer le petit déjeuner. Elles essayaient toujours de cacher le fait que les Sagettes les considéraient comme des apprenties, même si tout le monde au camp le savait maintenant. C’était facile à comprendre par déduction, quand on voyait une Aes Sedai transporter du bois pour le feu ou un seau d’eau, ou quand on entendait qu’on en fouettait une. Les deux Aes Sedai avaient juré allégeance à Rand – de nouveau, les couleurs tournoyèrent dans sa tête en une explosion de nuances, puis s’évaporèrent sous le feu de sa colère – mais Edarra et les autres Sagettes étaient parties pour avoir l’œil sur elles.
Seules les Aes Sedai elles-mêmes savaient jusqu’où les contraignaient leurs serments et quelle était leur marge de manœuvre. Ni l’une ni l’autre ne devaient rien faire sans l’autorisation d’une Sagette. Seonid et Masuri avaient déclaré que Masema devait être abattu comme un chien enragé, et les Sagettes étaient du même avis. Ou du moins le disaient-elles. Elles n’étaient pas soumises aux Trois Serments qui les auraient obligées à dire la vérité, bien que ce Serment précis les liât davantage à la forme qu’au fond. Et il lui sembla se rappeler qu’une Sagette lui avait dit que, selon Masuri, le chien enragé pouvait être mis à la laisse. C’était comme un puzzle de forgeron, dont les arêtes des pièces étaient bien affûtées. Il lui fallait le reconstituer, risquant, au moindre geste maladroit, de se couper jusqu’à l’os.
Du coin de l’œil, Perrin surprit Balwer qui l’observait avec une moue pensive et curieuse. Rassemblant les rênes de Steppeur, il accéléra l’allure, au point que Balwer dut allonger ses sautillements pour le rattraper.
Les hommes des Deux Rivières occupaient la partie du camp faisant face aux Aiels, orientée au nord-est, et Perrin eut envie de se rendre un peu plus au nord, au camp des lanciers ghealdanins, ou au sud à la section la plus proche des Mayeners. Prenant une profonde inspiration, il s’obligea à diriger son cheval vers ses anciens amis et voisins. Ils étaient tous réveillés, recroquevillés dans leurs capes, posant les branches de leurs abris sur les feux de camp ou coupant dans les marmites à porridge les restes des lapins de la veille. Les conversations tombèrent et une épaisse odeur de méfiance se répandit à mesure que les têtes se levaient sur son passage. Les pierres à aiguiser cessaient de glisser le long des lames puis reprenaient leurs murmures. Même si l’arc était leur arme préférée, chacun portait en plus à la ceinture une dague, une courte ou une longue épée. Ils avaient récupéré des lances, des hallebardes et d’autres armes aux étranges lames pointes que les Shaidos n’avaient pas jugé bon d’emporter avec leurs rapines. Ils avaient l’habitude des lances, et leurs mains, rompues au maniement du bâton de combat, lors des concours des jours de fête, s’accoutumaient vite à ces armes étranges malgré le poids de la pique qui les déséquilibrait. Leurs visages étaient affamés, tirés, creux.
Quelques voix crièrent sans conviction : « Les Yeux-d’Or ! », mais personne ne reprit l’acclamation, ce qui aurait plu à Perrin un mois plus tôt. Beaucoup de choses avaient changé depuis l’enlèvement de Faile. Maintenant, leur silence était de plomb. Le jeune Kenly Maerin, les joues pâles là où il avait gratté une ébauche de barbe, évita le regard de Perrin, et Jori Congar, chapardeur chaque fois qu’il voyait quelque chose de petit et précieux, et saoul chaque fois qu’il le pouvait, cracha avec mépris à son passage. Ban Crawe lui donna une grande bourrade dans l’épaule pour la peine, mais sans regarder Perrin pour autant.
Dannil Lewin se leva, tirant nerveusement sur l’épaisse moustache qui paraissait si ridicule sous son nez en bec d’aigle.
— Des ordres, Seigneur Perrin ?
Il eut l’air soulagé quand Perrin secoua la tête, puis se rassit vivement, fixant anxieusement la marmite la plus proche à l’affût du gruau matinal. Anxieux, il l’était peut-être ; personne ne mangeait à sa faim ces derniers temps, et Dannil n’avait jamais eu beaucoup de chair sur les os. Derrière Perrin, Aram émit un bruit écœuré très semblable à un grognement.
Ils n’étaient pas tous des Deux Rivières, mais les autres ne valaient pas mieux. Lamgwin Dorn, colosse au visage balafré, manifesta sa déférence en tirant sur les mèches de son front et en saluant de la tête. Bien qu’ayant tout du cogneur, pilier de taverne, il était désormais le domestique personnel de Perrin, quand il en avait besoin, ce qui était rare, et il voulait peut-être rester en bons termes avec son employeur. Mais Basel Gill, l’ancien aubergiste dont Faile avait fait son shambayan, s’affaira à plier ses couvertures avec un soin exagéré, gardant sa tête chauve baissée. La première femme de chambre de Faile, Lini, une femme osseuse dont le chignon blanc faisait paraître le visage encore plus étroit qu’il n’était, se redressa au-dessus de la marmite qu’elle remuait, lèvres pincées, et leva sa longue cuillère en bois comme pour embrocher Perrin. Breane Taborwin, les yeux farouches dans son visage pâle de Cairhienine, frappa durement le bras de Lamgwin avec un regard désapprobateur. C’était la compagne de Lamgwin, sinon sa femme, et elle était la deuxième des trois femmes de chambre de Faile. Ils poursuivraient les Shaidos jusqu’à ce que mort s’ensuive, si nécessaire, et tomberaient au cou de Faile quand ils la retrouveraient. Seul Lamgwin lui donna quelques signes de bienvenue. Il en aurait peut-être obtenu davantage de Jur Grady – les Asha’man qui vivaient à l’écart n’avaient jamais manifesté d’animosité envers Perrin –, mais malgré le bruit des gens qui pataugeaient dans la neige et qui juraient quand ils glissaient, Grady, toujours enveloppé dans ses couvertures, ronflait encore comme un bienheureux sous son abri. Perrin, marchant entre ses amis, voisins, et domestiques, se sentit très seul. Tout homme a ses limites et seule la foi lui permet d’avancer jusqu’au point de rupture où il renoncera. Le cœur de sa vie se trouvait quelque part au nord-est. Tout redeviendrait normal quand il aurait retrouvé Faile.