Asunawa semblait souvent oublier qu’il avait déjà perdu la partie. Mais que faisaient les Andorans au Murandy ? Encore fallait-il que ces rapports soient vrais et non fondés sur de simples rumeurs de voyageurs, c’est-à-dire truffés de mensonges. L’Andor… Ce nom seul évoquait pour Valda des souvenirs pénibles. Morgase y était morte, ou bien servante de quelque Seanchan, ce peuple qui avait si peu de respect pour les titres qui n’étaient pas les leurs. Mais quel que soit son état, elle était perdue pour lui, et, plus grave encore, ses plans pour l’Andor étaient anéantis. Galadedrid, qui, alors, lui avait apporté une aide précieuse, était redevenu un jeune officier parmi d’autres, quoique trop populaire auprès des simples soldats. Les bons officiers ne sont jamais populaires. Mais Valda était pragmatique. Le passé était le passé. De nouveaux plans avaient remplacé l’Andor.
— Pas si loin que ça si nous partons vers l’est, à travers l’Altara, mon fils, à travers le nord de l’Altara. À l’heure actuelle, les Seanchans n’ont pas pu s’éloigner beaucoup d’Ebou Dar.
Tendant les mains vers le feu pour en capter la faible chaleur, Valda soupira.
Les Seanchans s’étaient répandus comme une épidémie au Tarabon et, ici, en Amadicia. Pourquoi cet homme pensait-il qu’il en serait autrement en Altara ?
— Oubliez-vous les sorcières d’Altara ? Une armée entière, ai-je besoin de vous le rappeler ? À moins qu’elles ne soient au Murandy à présent.
Il était convaincu que les rapports qui faisaient état de leur déplacement disaient vrai. Malgré lui, il éleva la voix.
— Et si cette prétendue armée andorane dont vous avez entendu parler n’était autre que celle des sorcières ? Elles ont livré Caemlyn à al’Thor, ne l’oubliez pas ! Et l’Illian, et la moitié de l’Est ! Croyez-vous vraiment que les sorcières soient divisées ? Le croyez-vous ?
Il respira lentement pour tenter de se calmer. Chaque nouvelle venant de l’Est était pire que la précédente. Un courant d’air descendant du conduit de cheminée souffla des étincelles dans la pièce, et le fit reculer en jurant. Sale taudis de paysan ! Même la cheminée était mal faite !
Entre ses deux paumes, Asunawa referma le livre dans un claquement sec et joignit les mains croisées comme s’il s’apprêtait à prier, mais ses yeux profondément enfoncés dans les orbites semblaient soudain plus brûlants que le feu.
— Je crois que les sorcières doivent être détruites ! Voilà ce que je crois !
— Je me contenterais de savoir comment les Seanchans parviennent à les dompter.
Avec suffisamment de sorcières à sa botte, il pourrait chasser al’Thor de l’Andor, de l’Illian, et de tous les pays où il s’était installé comme l’Ombre elle-même ! Il pourrait faire mieux qu’Artur Aile-de-Faucon lui-même.
— Elles doivent être détruites, s’obstina Asunawa.
— Et nous avec elles ? demanda Valda.
Un coup fut frappé à la porte. Asunawa appela sèchement l’un des gardes, qui se présenta à la porte, très raide, saluant la main sur le cœur.
— Mon Seigneur Haut Inquisiteur, le Conseil des Oints est là.
Valda attendit. Le vieil imbécile continuerait-il à s’entêter avec les dix Seigneurs-Capitaines survivants devant la porte, en selle et prêts à partir ? Ce qui était fait était fait.
— Si cela anéantit la Tour Blanche, dit finalement Asunawa, je m’en contenterai. Pour le moment. J’assisterai à cette assemblée.
Valda eut un sourire pincé.
— Alors, je suis satisfait. Nous assisterons ensemble à la chute des sorcières.
Il les verrait tomber, sans aucun doute.
— Je suggère que vous fassiez préparer votre cheval. Nous avons une longue route devant nous avant la nuit.
Qu’Asunawa assistât à leur chute avec lui, ça, c’était une autre histoire.
Gabrelle jouissait de sa chevauchée dans la forêt hivernale, en compagnie de Toveine et de Logain. En tête, ce dernier laissait les deux cavalières progresser à leur rythme, pourvu qu’elles ne se laissent pas trop distancer, comme s’il voulait respecter un semblant d’intimité entre elles. Pourtant, loin d’être amies, les deux Aes Sedai parlaient rarement plus que nécessaire, même quand elles étaient vraiment seules. Souvent même, Gabrelle espérait que Toveine demande à rester au village quand Logain proposait ces sorties. Il lui aurait été agréable d’être vraiment seule.
Tenant les rênes d’une main gantée de vert, et refermant de l’autre sa cape doublée de renard, elle se laissait pénétrer par le froid, juste un peu, pour ses vertus revigorantes. La neige n’était pas épaisse, mais l’air matinal était vif. De gros nuages noirs annonçaient de nouvelles chutes pour bientôt. Haut au-dessus des têtes planait un oiseau aux longues ailes. Un aigle peut-être ; les oiseaux n’étaient pas son fort. Les plantes et les minéraux restaient à la même place quand on les étudiait, de même que les livres et les manuscrits, quoique ces derniers avaient tendance à s’effriter entre vos doigts, s’ils étaient trop anciens. D’ailleurs, elle distinguait à peine l’oiseau à cette altitude, mais un aigle aurait convenu dans ce paysage. Des terrains boisés les entouraient, petits fourrés denses dispersés parmi les arbres plus largement espacés. Les grands chênes et les immenses pins et sapins avaient tué la plus grande partie du sous-bois, bien qu’il restât ici et là les vestiges brunis d’une liane tenace, attendant un printemps encore distant, accrochée à un rocher ou à une corniche grise. Elle fixa soigneusement ce paysage dans sa mémoire, fraîche et vide, comme un exercice de novice.
Sans personne en vue à part ses deux compagnons, elle pouvait s’imaginer ailleurs qu’à la Tour Noire. Maintenant, cet horrible nom lui venait trop facilement à l’esprit. La Tour Noire était devenue aussi réelle que la Tour Blanche, et n’était plus « imaginaire » pour quiconque ayant posé les yeux sur les grandes casernes en pierre, abritant des centaines d’hommes en formation et le village qui avait poussé autour. Elle vivait dans ce village depuis près de deux semaines, et il y avait encore des endroits de la Tour Noire qu’elle n’avait pas vus. Son territoire couvrait des miles, entouré par les fondations d’un mur de pierres noires. Par bonheur, elle l’oubliait presque dans ces bois.
Presque. Sauf le poids de sensations et d’émotions, l’essence même de Logain Ablar, qui pesait perpétuellement au fond de son esprit, une impression constante de méfiance contrôlée, de muscles toujours à la limite de la crispation. Un loup en chasse devait ressentir la même chose, ou peut-être un lion. La tête de Logain bougeait constamment. Même ici, il observait les environs, aux aguets.
Elle n’avait jamais eu de Lige – vanité inutile, bonne pour les Brunes, et un domestique payé pouvait faire tout ce dont elle avait besoin – et c’était une impression étrange que de faire partie d’un lien, mais du mauvais côté, pour ainsi dire. Pire, ce lien exigeait qu’elle obéisse, entourée d’interdictions. Ce n’était donc pas la même chose que le lien avec un Lige. Les Sœurs ne forçaient pas leurs Liges à l’obéissance. Enfin, pas très souvent. Et depuis des siècles, les Sœurs ne liaient pas les hommes contre leur volonté. C’était quand même un sujet d’étude fascinant. Elle avait travaillé sur l’interprétation de ce qu’elle ressentait. Parfois, elle parvenait presque à lire dans l’esprit de Logain. À d’autres moments, c’était comme de trébucher dans une galerie de mines, sans lumière. Elle se dit que la tête sur le billot, elle tenterait encore d’analyser la situation. Ce qui était le cas, d’ailleurs. Il sentait ses réactions comme elle les siennes. Elle devait toujours s’en souvenir. Certains Asha’man pensaient peut-être que les Aes Sedai s’étaient résignées à leur captivité, mais seul un imbécile pouvait croire que cinquante et une Sœurs qui avaient été liées de force se résigneraient toutes. Or Logain n’était pas un imbécile. De plus, il savait qu’elles avaient été envoyées pour détruire la Tour Noire. Pourtant, s’il soupçonnait qu’elles cherchaient toujours le moyen de mettre fin au danger représenté par des centaines d’hommes capables de canaliser… Par la Lumière, contraintes comme elles l’étaient, un ordre pouvait les arrêter net ! « Vous ne ferez rien qui puisse nuire à la Tour Noire. » Elle ne comprenait pas pourquoi cet ordre n’avait pas été donné, en guise de simple précaution. Elles devaient réussir. Si elles échouaient, le monde était perdu.