— Parlez, ma fille, dit Nevarin avec impatience, plantant les poings sur ses hanches dans le cliquetis de ses bracelets.
Fronçant les sourcils, elle avait son visage habituel, mais les deux autres Sagettes n’avaient guère l’air plus aimables qu’elle. Trois visages sombres l’un à côté de l’autre, comme trois corbeaux blancs sur une clôture.
— Vous ne pensez quand même pas que nous vous avons laissée faire pour le plaisir de satisfaire votre curiosité. Parlez. Dites-nous ce que vous avez appris.
Masuri rougit, mais elle parla aussitôt, les yeux rivés sur Berelain. Elle ne devait pas apprécier d’être rappelée à l’ordre en public, même si tout le monde connaissait ses rapports avec les Sagettes.
— On sait relativement peu de chose sur les Chiens Noirs, mais je les ai un peu étudiés, à mon modeste niveau. Au cours des ans, j’ai croisé la route de sept meutes, dont cinq deux fois et les deux autres trois fois.
Sa rougeur commença à se dissiper, et lentement, elle se mit à parler comme si elle faisait une conférence.
— Certains écrivains affirment qu’il n’y a que sept meutes, d’autres neuf ou treize, ou tout autre nombre qu’ils croient significatif, mais durant les Guerres Trolloques, Sorelana Alsahhan parla dans ses écrits « de la centaine de meutes des chiens de l’Ombre qui chassent la nuit », et à une époque encore plus reculée, Ivonell Bharatiya décrivit « les chiens nés de l’Ombre en nombre comparable aux cauchemars de l’humanité ». Mais en vérité, les écrits d’Ivonell elle-même peuvent être apocryphes. En tout cas, le…
Elle fit un geste, cherchant ses mots.
— Odeur n’est pas le mot juste, ni même parfum. La perception de chaque meute est unique, et je peux dire avec certitude que je n’ai jamais rencontré celle-là de ma vie, et donc, que le nombre de sept est erroné. Mais quel que soit le véritable nombre, les contes sur les Chiens Noirs sont beaucoup plus courants que les Chiens Noirs eux-mêmes, qui sont extrêmement rares au sud de la Dévastation. Autre rareté : ils étaient peut-être cinquante dans cette meute, alors que la limite habituelle est dix ou douze. Maxime utile : deux raretés réunies exigent qu’on leur accorde une grande attention.
Elle s’interrompit, levant l’index pour souligner son raisonnement, et recroisa les mains quand elle pensa que Berelain l’avait comprise. Une rafale fit voler un pan de sa cape brun jaunâtre par-dessus son épaule, mais elle ne sembla pas remarquer le froid qui l’enveloppait.
— On a toujours une impression de danger devant des empreintes des Chiens Noirs, mais elle varie selon un certain nombre de facteurs, que je ne connais pas tous. Celle-là comporte un élément intense de… on peut dire d’impatience, je suppose. Ce mot n’est pas assez fort, et de loin – autant qualifier un coup de poignard de piqûre d’épingle –, mais il faudra s’en contenter. Je dirais que leur chasse dure depuis un certain temps, et que leur proie leur échappe d’une façon ou d’une autre. Et quoi que disent les histoires… Au fait, Seigneur Gallenne, le sel ne nuit en rien aux Chiens Noirs.
Ainsi, elle n’était pas totalement perdue dans ses pensées, tout à l’heure.
— Malgré ce qu’on dit, ils ne chassent jamais au hasard, quoiqu’ils tuent si l’occasion se présente sans interférer avec la chasse. Chez les Chiens Noirs, la chasse passe avant tout. Leur proie est toujours importante pour l’Ombre, bien que, parfois, nous ne voyions pas pourquoi. On les a déjà vus ignorer les grands et les puissants pour massacrer une paysanne ou un artisan, ou passer dans une ville ou un village sans tuer personne. J’ai renoncé à ma première idée sur la raison de leur venue ici, puisqu’ils sont partis.
Elle battit des paupières à l’adresse de Perrin, si vite qu’il fut presque sûr que personne ne l’avait remarqué.
— Cela étant, je doute fort qu’ils reviennent. Oh oui ! Ils sont partis depuis plus d’une heure. Cela, j’en ai peur, c’est tout ce que je peux vous dire.
Nevarin et les autres Sagettes approuvèrent de la tête. Une légère rougeur colora ses joues, puis se dissipa rapidement quand elle reprit son masque serein d’Aes Sedai. Le vent tourna, apportant son odeur à Perrin : la surprise et la satisfaction, et la contrariété de l’être.
— Merci, Masuri Sedai, dit cérémonieusement Berelain, s’inclinant légèrement sur sa selle, auquel Masuri répondit d’un hochement de tête. Nous voilà tranquillisés.
Effectivement, l’odeur de peur qu’émettaient les soldats commença à se dissiper. Cependant, Perrin entendit Gallenne grommeler entre ses dents :
— Elle aurait pu commencer par la fin.
Les oreilles de Perrin perçurent autre chose à travers le silence des hommes et les piaffements des chevaux : des rires de soulagement. Le trille d’une mésange bleue résonna vers le sud, inaudible pour tous sauf pour lui, suivi de près par le jacassement d’une pie. Les deux mêmes oiseaux lancèrent de nouveau leur cri. Il y avait peut-être des mésanges et des pies en Altara, mais il savait que celles-là portaient les longs arcs des Deux Rivières. La mésange signifiait que des hommes approchaient, assez nombreux et peut-être hostiles. La pie, que certains au village appelaient l’oiseau voleur à cause de son habitude de chaparder les objets brillants, en revanche… Perrin passa le doigt sur le fil de sa hache, mais il attendit un nouvel appel des deux oiseaux, assez proche pour que les autres puissent le percevoir à leur tour.
— Vous avez entendu ça ? demanda-t-il, regardant vers le sud, comme s’il venait juste de les entendre. Mes sentinelles ont repéré Masema.
Toutes les têtes se levèrent, prêtant l’oreille, et plusieurs opinèrent quand les appels se répétèrent, encore plus proches.
— Il vient par ici.
Grommelant des jurons, Gallenne coiffa son casque et se mit en selle. Annoura rassembla ses rênes, et Masura se dirigea vers sa jument pommelée. Les lanciers remuèrent sur leurs selles et se mirent à émettre des odeurs de colère, de nouveau mêlées de peur. Les Gardes Ailés avaient une dette de sang à faire payer à Masema. Cependant, aucun n’était pressé de l’encaisser à seulement cinquante hommes contre une centaine.
— Je n’ai pas l’intention de fuir, annonça Berelain, regardant vers le sud en fronçant les sourcils. Nous l’attendrons ici.
Gallenne ouvrit la bouche, et la referma sans lui répondre. Prenant une profonde inspiration, il se mit à brailler des ordres pour déployer ses gardes.
L’environnement lui sembla difficile, car quelle que soit la distance entre les arbres, les forêts ne constituaient pas un terrain favorable aux lanciers. Toute charge serait rompue dès le départ. Embrocher un homme sur une lance était difficile quand celui-ci pouvait s’esquiver derrière un tronc et revenir sur vous par-derrière. Gallenne s’efforça de les poster devant Berelain, entre elle et les arrivants, mais elle lui lança un regard perçant, et le borgne modifia ses ordres, alignant les lanciers en ligne brisée, mais centrée sur elle. Gallenne envoya un lancier vers le camp, couché sur l’encolure de sa monture, la lance pointée en avant comme s’il chargeait, galopant aussi vite que possible malgré la neige et le terrain accidenté. Berelain haussa un sourcil sans rien dire.
Annoura s’apprêtait à diriger sa jument brune vers Berelain, quand Masuri cria son nom. La Sœur Brune avait repris ses rênes mais se tenait toujours debout dans la neige avec les Sagettes qui l’entouraient, assez grandes pour lui donner l’air d’une gamine. Annoura hésita jusqu’au moment où Masuri l’appela de nouveau, plus sèchement cette fois, puis Perrin crut entendre Annoura soupirer avant de les rejoindre et de descendre de cheval. Quoi que les Aielles aient à dire, à voix trop basse pour que Perrin puisse entendre, la sœur tarabonaise n’eut pas l’air d’apprécier. Son visage resta caché dans sa capuche, mais ses minces tresses se balancèrent de plus en plus vite, chaque fois qu’elle secouait la tête, et elle finit par se détourner brusquement, et mit un pied à l’étrier. Masuri qui avait gardé le silence jusqu’à présent, laissant parler les Sagettes, posa une main sur la manche d’Annoura et lui chuchota quelque chose, qui fit s’affaisser les épaules d’Annoura et opiner les Sagettes. Rejetant sa capuche en arrière, Annoura attendit que Masuri se mette en selle avant de monter. Les deux sœurs revinrent ensemble jusqu’à la rangée de lanciers, près de Berelain, où les Sagettes s’étaient massées autour de Perrin. Les coins de la grande bouche d’Annoura s’abaissèrent sombrement, et elle se frictionna nerveusement les pouces.