— Vous faites un pique-nique ? dit-il, jetant un regard sur le panier pendu à la selle de Perrin.
D’habitude, la voix de Masema était aussi intense que son regard, mais là, son ton était ironique. Sa lèvre se retroussa en un rictus quand il porta les yeux sur Berelain. Il connaissait les rumeurs, naturellement.
Une bouffée de rage envahit Perrin, mais il se contrôla, s’efforçant de la réprimer. Sa colère avait une seule cible, et il ne voulait pas l’affaiblir en la détournant sur un autre. Percevant l’humeur de son cavalier, Steppeur découvrit les dents sur le hongre de Masema, et Perrin dut lui tenir fermement les rênes.
— Des Chiens Noirs sont venus ici pendant la nuit, dit-il, pas très aimablement. Ils sont partis, et Masuri dit qu’ils ne reviendront pas. Il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter.
Masema n’émettait pas une odeur inquiète. Il n’exhalait jamais rien, excepté la folie. L’alezan avança agressivement la tête vers Steppeur, mais Masema le tira en arrière d’une brusque secousse. Il montait bien, même s’il ne traitait guère mieux ses chevaux que les humains. Pour la première fois, il regarda Masuri et son regard se fit plus brûlant.
— L’Ombre peut être partout, dit-il avec véhémence, comme une vérité incontestable. De tous ceux qui suivent le Seigneur Dragon Réincarné, que la Lumière illumine son nom, aucun ne doit craindre l’Ombre. Même dans la mort, ils trouveront la victoire finale de la Lumière.
La jument de Masuri fit un écart, comme brûlée par le regard de Masema, mais Masuri la contrôla d’une simple pression de la main, et soutint le regard de Masema avec une impassibilité d’Aes Sedai, aussi calme qu’un étang gelé. Rien n’indiquait qu’elle avait rencontré cet homme en secret.
— La peur est un éperon utile pour l’esprit et pour la détermination, quand on la contrôle bien, dit-elle. Si nous ne redoutons pas nos ennemis et si nous les traitons par le mépris, cela nous conduira à la défaite.
On aurait pu croire qu’elle parlait à un pauvre paysan qu’elle voyait pour la première fois. Annoura, qui l’observait, avait l’air un peu nauséeuse. Craignait-elle que leur secret n’apparaisse au grand jour ? Que leurs plans concernant Masema soient anéantis ?
Ce dernier eut un nouveau rictus, une sorte de sourire ou ricanement. Pour lui, les Aes Sedai semblèrent cesser d’exister, et il ramena son attention sur Perrin.
— Ceux qui suivent le Seigneur Dragon ont découvert une ville du nom de So Habor.
C’était ainsi qu’il désignait ses propres partisans, feignant d’ignorer que c’était lui qui leur donnait des ordres.
— Jolie ville de trois ou quatre mille habitants, à un jour en arrière, vers le sud-ouest, à l’écart des trajets des Aiels. Il semble que leurs récoltes aient été bonnes l’année dernière, malgré la sécheresse. Leurs greniers sont pleins d’orge, de millet, d’avoine, et de bien d’autres choses utiles, j’imagine. Je sais que vous commencez à manquer de provisions, pour vos hommes comme pour vos chevaux.
— Comment y aurait-il des greniers pleins en cette saison ? dit Berelain, se penchant, les sourcils froncés.
Le ton était presque impérieux, et très proche de l’incrédulité.
Fronçant les sourcils à son tour, Nengar porta la main à l’épée de sa selle. Personne ne parlait ainsi au Prophète du Seigneur Dragon. Nul ne doutait de lui non plus. Quiconque tenant à la vie. Le cuir craqua quand les lanciers remuèrent sur leurs selles, mais Nengar les ignora. L’odeur de la folie de Masema se répandit et s’insinua dans le nez de Perrin. Le Prophète scrutait Berelain. Il semblait inconscient de la présence de Nengar et des lanciers, ou de la possibilité que des hommes puissent se massacrer d’un instant à l’autre.
— Question de cupidité, dit-il finalement. Apparemment, les céréaliers de So Habor ont pensé faire plus de profit en gardant leurs stocks jusqu’à ce que l’hiver ait fait monter les prix. Mais ils vendent habituellement à l’ouest, en Ghealdan et en Amadicia, et les événements survenus dans ces pays et à Ebou Dar leur ont fait craindre que leurs marchandises ne soient confisquées. Leur cupidité les a laissés avec des greniers pleins et des bourses vides.
Une nuance de satisfaction entra dans la voix de Masema. Il méprisait la cupidité, comme toute faiblesse humaine.
— Maintenant, je crois qu’ils sont prêts à céder leur grain à très bon marché.
Perrin flaira un piège évident. Masema avait sa troupe et ses chevaux à nourrir, et même si ses hommes avaient consciencieusement pillé les territoires qu’ils avaient traversés, ils ne devaient pas être en bien meilleure posture que Perrin et les siens.
Pourquoi Masema n’avait-il pas envoyé quelques milliers des siens dans cette ville et emporté tout ce qui s’y trouvait ? Pour Perrin, c’était un jour de perdu qui l’éloignerait de nouveau de Faile, et donnerait peut-être aux Shaidos le temps de regagner du terrain sur lui. Était-ce là la raison de cette offre bizarre ? Ou bien un nouveau délai pour rester dans l’Ouest, près de ses amis seanchans ?
— Nous aurons peut-être le temps de visiter cette ville quand nous aurons libéré ma femme.
Une fois de plus, Perrin perçut avant tout le monde que des hommes et des chevaux se déplaçaient dans la forêt, venant de l’ouest du camp. Le messager de Gallenne devait avoir galopé tout le long du chemin.
— Votre femme ? dit Masema, avec un coup d’œil à Berelain qui fit bouillir Perrin.
Même Berelain rougit, bien que son visage restât impassible.
— Croyez-vous vraiment que vous aurez des nouvelles d’elle aujourd’hui ?
— Je le crois, dit Perrin, d’un ton aussi neutre que Masema, mais plus ferme.
Il serra le pommeau de sa selle par-dessus les anses du panier de Berelain, pour s’empêcher de saisir sa hache.
— Sa libération passe avant tout. La sienne, et celle des autres. Nous pourrons ripailler à nous faire éclater la panse quand ce sera fait, mais pas avant.
Puis le bruit des chevaux qui approchaient devint audible pour tous. Une longue ligne de lanciers apparut à l’ouest, avançant dans l’ombre des arbres, suivie d’une autre ligne de cavaliers, les rubans rouges et les plastrons de Mayene mêlés aux rubans verts et aux plastrons patinés du Ghealdan. Elles s’étiraient depuis Perrin jusqu’à la masse de cavaliers servant Masema. Des fantassins passaient d’arbre en arbre comme des fantômes, armés des longs arcs des Deux Rivières. Perrin se surprit à espérer qu’ils n’aient pas trop laissé le camp à découvert. Le vol de ce papier seanchan avait sans doute forcé la main à Masema, lui le vétéran des combats le long de la Dévastation et contre les Aiels. Il avait sans doute pensé plus loin qu’une simple entrevue avec Berelain. Cela ressemblait à un nouveau puzzle. Déplacer une pièce juste assez pour en bouger une autre et en libérer une troisième. Un camp mal défendu risquait d’être envahi, et dans ces bois, le nombre comptait autant que la possibilité de canaliser. Masema désirait-il garder son secret au point de sceller son sort ici et maintenant ? Perrin réalisa qu’il avait posé une main sur sa hache. Il l’y laissa.
Dans la masse des partisans de Masema, les chevaux se mirent à piaffer d’impatience tandis que leurs cavaliers tiraient brutalement sur les rênes. Les hommes criaient et brandissaient leurs armes. Mais Masema lui-même observait les lanciers et les archers qui arrivaient, sans changer d’expression, ni plus ni moins revêche. Ils auraient pu être des oiseaux, sautant de branche en branche. L’odeur de Masema se contorsionnait follement, inchangée.
— Ce qui se fait pour servir la Lumière doit être fait, déclara-t-il quand les arrivants s’arrêtèrent, à environ deux cents pas.