C’était un piège d’une brutale efficacité. Sevanna était une maîtresse exigeante, plutôt aimable pourtant, jamais hargneuse, rarement en colère, mais qui sévissait au moindre écart, au plus petit faux pas. Tous les soirs, elle choisissait les cinq dont elle était le moins satisfaite ce jour-là pour les punir, allant parfois jusqu’à les laisser ligotées et bâillonnées une nuit entière après les avoir flagellées, pour encourager le zèle des autres. Faile préférait ne pas imaginer la punition qu’elle infligerait à une espionne. D’un autre côté, les Sagettes avaient décrété que celles qui ne rapportaient pas fidèlement le moindre propos entendu, ou qui seraient tentées de se taire, voire de marchander leur récolte de potins, s’exposaient à un avenir incertain, qui pouvait les conduire à la tombe. Nuire à un gai’shain, au-delà des limites permises, était une violation du ji’e’toh, le code d’honneur gouvernant la vie des Aiels, mais bon nombre de ces règles semblaient ne pas s’appliquer aux gai’shains des Terres Humides. Tôt ou tard, une des mâchoires de ce piège allait se refermer brusquement. Seule la totale indifférence de Shaidos à l’égard de leurs gai’shains – du bétail pour eux et encore traitaient-ils mieux leurs animaux de bât – empêchait l’étau de se refermer complètement. De temps en temps, un gai’shain tentait de s’évader, mais à part ça, les Shaidos se contentaient de leur fournir le gîte et le couvert, les mettaient au travail et punissaient ceux qui les mécontentaient. Même si les Sagettes exigeaient une absolue soumission, Sevanna ne pouvait évidemment pas leur demander de l’espionner, pas plus qu’on aurait demandé à un cheval de trait de se mettre à chanter. Néanmoins, tôt ou tard…
Et ce n’était pas le seul piège dans lequel Faile se trouvait prise.
— Sagette, je n’ai rien de plus à dire, murmura-t-elle comme Someryn se taisait.
À moins d’être complètement abruti, on ne quittait pas une Sagette de cette façon, on attendait qu’elle vous congédie.
— La Sagette Sevanna parle librement devant nous, mais elle ne dit pas grand-chose.
La géante garda le silence, et, au bout d’un moment, Faile s’enhardit à lever un peu les yeux. Someryn regardait par-dessus sa tête, bouche bée de stupéfaction. Fronçant les sourcils, Faile déplaça le panier sur son épaule et regarda derrière elle, ne voyant rien qui puisse justifier l’expression de Someryn, sinon les innombrables tentes du camp, celles, sombres et basses, des Aiels, et les autres, pointues ou fortifiées, la plupart aux teintes blanc sale ou brun clair, certaines aux couleurs plus éclatantes, vertes, bleues, rouges ou même rayées. Quand ils frappaient, les Shaidos emportaient tous les objets précieux, tout ce qui pouvait servir, et ils ne laissaient jamais rien derrière eux, fût-ce un bout de tissu ressemblant à une tente.
Même ainsi, ils avaient du mal à loger tout le monde. Il y avait dix tribus rassemblées ici, c’est-à-dire plus de soixante-dix mille Shaidos, et presque autant de gai’shains d’après ses estimations. Partout, c’était l’effervescence habituelle des Aiels vêtus de noir vaquant à leurs occupations au milieu des captifs affairés vêtus de blanc. Un maréchal-ferrant actionnait son soufflet devant une tente ouverte, ses outils étalés sur une peau de taureau tannée ; des enfants faisaient avancer des chèvres bêlantes à coups de badine ; une commerçante exposait sa marchandise dans un pavillon de toile jaune, depuis les bougeoirs dorés et les bols en argent jusqu’aux pots et marmites, tous fruits du pillage. Un homme svelte, menant un cheval par la bride, discutait avec une Sagette grisonnante du nom de Masalin. Sans doute cherchait-il un traitement pour son animal, à en juger la façon dont il montrait le ventre du cheval. Rien d’inhabituel pour Someryn.
Comme Faile allait se retourner pour partir, elle remarqua une Aielle brune tournée dans l’autre direction. La couleur noir corbeau de ses cheveux était très rare chez les Aiels. Même de dos, Faile la confondit avec Alarys, elle aussi Sagette. Il y en avait plus de quatre cents au camp, mais elle avait vite appris à les reconnaître. Prendre une Sagette pour une tisserande ou une cuisinière vous valait rapidement une flagellation.
Le fait qu’Alarys restât immobile comme une statue, regardant dans la même direction que Someryn, et qu’elle ait laissé son châle glisser par terre ne signifiait peut-être rien, sauf que, juste un peu plus loin, Faile reconnut une autre Sagette, le regard dirigé vers le nord et l’ouest, qui écartait d’une tape ceux qui passaient devant elle. Ce devait être Jesain, qu’on aurait qualifiée de petite même si elle n’avait pas été une Aielle, avec une masse de cheveux roux flamboyant à faire pâlir le feu lui-même, et au tempérament assorti. Masalin parlait avec l’homme au cheval, montrant l’animal de la main. Elle ne savait pas canaliser, mais trois Sagettes qui en étaient capables regardaient toutes dans la même direction. Une seule chose pouvait expliquer ce comportement : elles voyaient quelqu’un canaliser là-haut, sur la crête boisée au-delà du camp. Une Sagette canalisant ne les aurait pas fait réagir de la sorte. Est-ce que ce pouvait être une Aes Sedai ? Ou même plusieurs ? Mieux valait ne pas trop espérer. C’était prématuré.
Un coup sur la tête la fit chanceler, et elle faillit lâcher son panier.
— Ne restez pas plantée là comme une souche, grogna Someryn. Vous avez du travail. Allez, sinon je…
Faile s’éclipsa, rééquilibrant son panier d’une main, et de l’autre retroussant sa jupe pour qu’elle ne traîne pas dans la boue, marchant aussi vite que possible sans glisser et tomber dans la bouillasse. Someryn ne frappait jamais personne et n’élevait jamais la voix. Mais il valait mieux s’éloigner sans délai. Humble et docile.
L’orgueil lui disait d’adopter une attitude de défi, de refus entêté de céder, mais le bon sens l’incitait à penser que c’était le meilleur moyen pour attirer l’attention. Les Shaidos pouvaient bien considérer les gai’shains des Terres Humides comme des animaux domestiques, mais ils n’étaient pas totalement aveugles. Si elle voulait s’évader, elle devait leur faire croire qu’elle acceptait sa captivité. Le plus tôt serait le mieux. Certainement avant que Perrin ne les rattrape. Elle n’avait jamais douté que Perrin les suivait, et qu’il la retrouverait d’une façon ou d’une autre – il passerait à travers un mur s’il le décidait ! – mais elle devait s’évader avant qu’il ne parvienne jusqu’à elle. Elle était fille de soldat. Elle connaissait le nombre des Shaidos, elle savait combien d’hommes Perrin avait à sa disposition, et elle n’ignorait pas qu’elle devait le rejoindre avant qu’un affrontement ait lieu. Il s’agissait simplement de se libérer d’abord des Shaidos.
Qu’est-ce que les Sagettes shaidos regardaient tout à l’heure – les Aes Sedai ou les Sagettes qui accompagnaient Perrin ? Par la Lumière, elle espérait que non, pas encore ! Mais elle avait d’autres priorités, la lessive, par exemple. Elle emporta son panier vers ce qui restait de la cité de Malden, zigzaguant dans le flot continu des gai’shains. Ceux qui sortaient de la cité portaient des baquets pleins accrochés aux deux extrémités d’une perche posée en travers des épaules, tandis que ceux qui y entraient rapportaient les leurs, vides. Avec une telle population, il fallait de grandes quantités d’eau. Les gai’shains, qui avaient été des habitants de Malden, étaient facilement reconnaissables. À l’extrême nord de l’Altara, ils avaient la peau claire plutôt qu’olivâtre, et certains avaient même les yeux bleus. Tous chancelaient, comme hébétés, comme s’ils n’avaient toujours pas compris ce qui leur était arrivé depuis que les Shaidos avaient pulvérisé leurs défenses et pris possession de la ville en escaladant, de nuit, les murailles des fortifications.