Faile chercha du regard un visage en particulier, espérant que la femme ne serait pas porteuse d’eau ce jour-là ; elle la cherchait depuis que les Shaidos avaient dressé ici leur camp, quatre jours plus tôt. Juste hors des portes de la ville, ouvertes et repoussées contre les murailles de granit, elle la trouva, vêtue de blanc, plus grande qu’elle, avec un panier de pain sur la hanche et sa capuche juste assez repoussée en arrière pour révéler quelques mèches de cheveux roux foncé. Chiad semblait étudier les portes bardées de fer qui n’avaient pas protégé Malden, mais elle s’en détourna dès qu’elle vit Faile approcher. Elles s’arrêtèrent côte à côte, sans vraiment se regarder, tout en feignant de déplacer leurs paniers. Il n’y avait aucune raison que deux gai’shaines ne se parlent pas, mais personne ne devait se rappeler qu’elles avaient été capturées ensemble. Bain et Chiad n’étaient pas surveillées aussi étroitement que les gai’shaines qui servaient Sevanna, mais cela pouvait changer si quelqu’un se rappelait les circonstances de leur capture. Ici, il n’y avait pratiquement que des gai’shains, presque tous originaires de l’ouest du Mur du Dragon ; pourtant, trop d’entre eux avaient appris à s’attirer les faveurs des Shaidos en colportant commérages et rumeurs. La plupart des gens font ce qu’il faut pour survivre, et certains cherchent toujours à capitonner leur nid quelles que soient les circonstances.
— Elles se sont évadées le soir de notre arrivée ici, murmura Chiad. Bain et moi, nous les avons guidées jusqu’aux arbres et nous avons effacé nos traces au retour. Jusqu’ici, personne ne semble avoir remarqué leur absence. Avec autant de gai’shains, ce serait un miracle que les Shaidos s’en aperçoivent.
Faile soupira de soulagement. Trois jours. En général, lorsque les Shaidos constataient une évasion – ce qui était presque toujours le cas –, les fugitifs étaient repris dans la journée, mais plus le temps passait, plus les chances de succès augmentaient, et il semblait certain que les Shaidos lèveraient le camp le lendemain ou le jour suivant. Ils n’avaient jamais séjourné aussi longtemps au même endroit depuis que Faile était captive. Elle soupçonnait qu’ils tentaient de retourner au Mur du Dragon pour le traverser dans l’autre sens et rentrer au Désert des Aiels.
Il n’avait pas été facile de convaincre Lacile et Arrela de partir sans elle. Ce qui les avait finalement persuadées, c’est qu’elles auraient ainsi la possibilité d’informer Perrin de l’endroit où Faile se trouvait, du nombre des Shaidos, du fait que Faile avait déjà échafaudé un plan d’évasion, et que toute interférence de la part de Perrin pouvait les mettre en danger, elle et son plan. Elle était sûre qu’elle les avait convaincues de l’existence de ce plan – ce qui était d’ailleurs le cas, dans une certaine mesure. En fait, elle en avait même échafaudé plusieurs, et l’un d’eux devait réussir. Jusqu’à la dernière minute, elle s’était demandé si le poids de leurs serments à son égard, les contraignant à rester à ses côtés, allait l’emporter sur celui des Serments de l’Eau. Ces derniers étaient en principe plus contraignants que ceux d’allégeance, mais ils laissaient une grande marge de manœuvre lorsque l’honneur était en jeu. À la vérité, elle ignorait si elles retrouveraient Perrin, mais au moins, elles étaient libres. Faile n’avait plus à se soucier que de la libération de deux femmes en plus d’elle-même. Naturellement, l’absence de trois servantes de Sevanna serait très vite remarquée, en quelques heures, et les meilleurs traqueurs seraient envoyés à leurs trousses. Même si Faile connaissait bien les bois, elle savait qu’il valait mieux ne pas se mesurer aux traqueurs aiels. Pour les gai’shains « ordinaires » qui s’évadaient, être recapturés était une expérience fort désagréable. Pour les gai’shaines de Sevanna, la mort était peut-être préférable. Au mieux, elles n’auraient jamais l’occasion d’une seconde tentative.
— Alliandre, Maighdin et moi, nous aurions peut-être plus de chance de succès si vous et Bain veniez avec nous, dit-elle à voix basse.
Le flot blanc des porteurs d’eau continuait, aucun ne jetant plus d’un coup d’œil de leur côté. Mais la méfiance était devenue une seconde nature chez elle ces deux dernières semaines. Par la Lumière, elle avait l’impression que ça faisait plus de deux ans !
— Quelle différence y a-t-il entre aider Lacile et Arrêta à atteindre la forêt, et nous aider toutes les trois ?
C’était le désespoir qui parlait. La différence, elle la connaissait – Bain et Chiad étaient ses amies et lui avaient enseigné les coutumes des Aiels, le ji’e’toh, et même un peu la langue des signes des Vierges – et elle ne s’étonna pas quand Chiad tourna légèrement la tête pour la regarder avec des yeux qui ne reflétaient plus rien de la docilité des gai’shains. Et sa voix non plus, même si elle continua à parler à voix basse.
— Je vous aiderai autant que je le peux, parce que ce n’est pas normal que les Shaidos vous retiennent prisonnières. Vous ne suivez pas le ji’e’toh ; moi si. Si je renonce à mon honneur et à mes obligations juste parce que les Shaidos y ont renoncé, alors je leur permets de décider comment j’agis. Je porterai le blanc pendant un an et un jour, et ils me libéreront, ou je m’en irai, mais je ne renoncerai pas à ce que je suis.
Sans ajouter un mot, Chiad s’éloigna, entrant dans le flot des gai’shains.
Faile leva une main pour la retenir, puis la laissa retomber. Elle avait déjà posé cette question et avait reçu une réponse plus nuancée ; en la posant une deuxième fois, elle avait insulté son amie. Elle aurait à s’excuser, non pas pour conserver l’aide de Chiad – elle ne la lui refuserait jamais –, mais parce qu’elle avait son propre honneur, même si elle ne suivait pas le ji’e’toh. On ne peut pas insulter ses amies, ne plus y penser et espérer qu’elles oublient. Mais les excuses devraient attendre. Il ne fallait pas qu’on les voie parler ensemble trop longtemps.
Malden, qui avait été une cité prospère, productrice de laine de qualité et de bon vin, n’était plus maintenant que ruines à l’intérieur de ses murailles. Les maisons de pierre et de bois, aux toits d’ardoises, avaient été ravagées par les incendies pendant le pillage. La partie sud de la ville n’était plus qu’amas de poutres calcinées décorées de stalactites, de murs noircis sans toits. Qu’elles soient pavées ou en terre battue, toutes les rues étaient grises de cendres apportées par le vent et mélangées à la neige. La cité empestait le brûlé. Même si l’eau n’avait jamais manqué à Malden, les Shaidos, comme tous les Aiels, lui attribuaient une grande valeur et se trouvaient fort désarmés quand ils devaient combattre le feu – il n’y avait rien, ou si peu, à brûler dans le Désert des Aiels. D’ailleurs, ils auraient laissé toute la cité se consumer s’ils n’avaient dû protéger le butin de leur pillage. Ainsi avaient-ils longtemps tergiversé au sujet du gaspillage de l’eau avant de forcer les gai’shains, à la pointe de la lance, à faire la chaîne avec des seaux et à laisser les hommes de Malden sortir leurs chariots-pompes. Faile aurait cru que les Shaidos auraient au moins récompensé ces hommes en leur permettant de partir avec ceux qui n’avaient pas été choisis comme gai’shains, mais ces pompiers étaient jeunes et vigoureux, correspondant exactement aux standards de recrutement des Shaidos. Ces derniers conservaient certaines coutumes concernant les gai’shains – ils avaient laissé partir les femmes enceintes, les mères avec des enfants en bas âge, les jeunes de moins de seize ans et les forgerons, qui s’en étaient trouvés perplexes et reconnaissants –, mais la gratitude n’était jamais un critère de choix.