Les meubles jonchaient les rues : de grandes tables renversées, des coffres et des fauteuils ouvragés, et parfois, une tapisserie déchirée ou de la vaisselle cassée. Il y avait des vêtements partout, tuniques, chausses et robes, la plupart en lambeaux. Les Shaidos s’étaient emparés de tout ce qui était en or ou en argent, des objets incrustés de gemmes, des outils et de la nourriture. Les meubles devaient avoir été sortis dans la frénésie du pillage, puis abandonnés quand les porteurs avaient décidé que leurs dorures ou leurs motifs sculptés ne valaient pas tant d’efforts. Hormis les chefs, les Aiels n’utilisaient pas de fauteuils, et il n’y avait pas de place pour ces lourdes tables dans les charrettes et les chariots. Quelques Shaidos traînaient encore dans les ruines, fouillant les maisons, les auberges et les boutiques, à la recherche de ce qu’ils pouvaient avoir oublié, mais elle vit surtout des gai’shains portant leurs seaux. Deux Vierges la dépassèrent, poussant vers la porte du bout de leur lance un vieil homme nu, les yeux hagards, les mains liées derrière le dos. Il avait sans doute cru qu’il pouvait se cacher dans une cave ou dans un grenier jusqu’au départ des Shaidos. Quand un immense gaillard en cadin’sor d’algai’d’siswai se retrouva devant elle, elle s’écarta le plus vite qu’elle put. Un gai’shain cédait toujours le passage à un Shaido.
— Tu es très jolie, dit-il, se plantant devant elle.
C’était l’homme le plus imposant qu’elle ait jamais vu. Il rota, et elle huma des vapeurs d’alcool. Des Aiels saouls, elle en avait vu, car ils avaient trouvé beaucoup de tonneaux de vin à Malden. Mais elle n’éprouva aucune peur. Les gai’shains pouvaient être punis pour des tas d’infractions, souvent pour des transgressions que ceux des Terres Humides ne comprenaient même pas, mais la robe blanche leur assurait une certaine protection, et elle portait une autre couche de vêtements.
— Je suis gai’shaine de la Sagette Sevanna, dit-elle de son ton le plus obséquieux.
Elle réalisa qu’elle le prenait facilement maintenant, ce qui l’écœura.
— Sevanna serait mécontente de me voir bavarder au lieu de travailler.
Elle essaya de nouveau de le contourner, mais il lui saisit le bras d’une main puissante.
— Sevanna a des centaines de gai’shaines. Une en moins pendant une heure ou deux passera inaperçue.
Le panier tomba sur la chaussée quand il la souleva aussi facilement qu’il aurait ramassé un oreiller. Avant qu’elle ait le temps de réaliser ce qui lui arrivait, il la mit sous son bras, et, de sa main libre, lui pressa le visage contre son torse. Ses narines s’emplirent d’une odeur de laine humide. Elle ne voyait plus rien, sauf de la laine gris-brun. Où étaient les deux Vierges ? Des Vierges de la Lance ne pouvaient tolérer de tels agissements ! N’importe quelle Aielle interviendrait. Faile n’attendait aucune aide des gai’shains. Un ou deux iraient peut-être chercher de l’aide, si elle avait de la chance, mais la première leçon qu’apprenait une gai’shaine, c’est qu’une menace de violence pouvait vous faire pendre par les chevilles et fouetter si on hurlait. La première leçon qu’apprenaient ceux et celles des Terres Humides, en tout cas, et les Aiels le savaient déjà : l’usage de la violence était strictement interdit aux gai’shains. Ça ne l’empêcha pas pour autant de donner de violents coups de pied à son agresseur. Mais pour l’effet que ça lui fit, elle aurait aussi bien pu taper contre un mur. Il marchait, imperturbable. Elle le mordit, aussi fort qu’elle put, mais ne réussit qu’à enfourner une bouchée de laine sale, ses dents glissant sur des muscles fermes. Il semblait fait de pierre. Elle hurla, mais ses cris étouffés sonnaient comme des glapissements à ses propres oreilles.
Brusquement, le monstre qui la portait s’arrêta.
— C’est moi qui l’ai faite gai’shaine, Nadric, dit la voix grave d’un autre homme.
Avant même de l’entendre, Faile sentit le grondement du rire dans la poitrine plaquée contre son visage. Bien qu’elle continuât à se débattre, son ravisseur ignora ses gesticulations.
— Elle appartient à Sevanna maintenant, Sans-Frères, dit le géant avec dédain. Sevanna prend ce qu’elle veut, et moi aussi. C’est la nouvelle mode.
— Sevanna l’a prise, répondit l’autre avec calme, mais je ne l’ai jamais donnée à Sevanna. Je n’ai jamais proposé de la vendre à Sevanna. Renoncerais-tu à ton honneur au prétexte que Sevanna renonce au sien ?
— Elle n’est pas assez jolie pour qu’on se batte pour elle, dit finalement Nadric.
À son ton, il ne semblait pas effrayé, ni même inquiet.
Il la lâcha, la repoussant si brutalement que Faile crut laisser une ou deux dents dans la tunique de son agresseur. Elle heurta le sol sur le dos, le souffle coupé. Le temps qu’elle reprenne sa respiration et se relève, le géant s’éloignait déjà dans la ruelle, et avait presque atteint la rue. C’était un étroit passage en terre battue entre deux maisons de pierre. Personne ne l’aurait vu. Frissonnant – elle ne tremblait pas ! –, crachant le goût de laine sale et de sueur, elle foudroya le dos de Nadric. Si le couteau qu’elle cachait sur elle avait été à portée de main, elle l’aurait poignardé. Pas assez jolie pour qu’on se batte pour elle, hein ? Une partie d’elle-même savait que cette réaction était ridicule, mais elle se raccrochait à tout ce qui pouvait alimenter sa colère, juste pour se réchauffer. Pour calmer ses frissons. Elle l’aurait frappé jusqu’à ne plus pouvoir lever le bras.
Se relevant sur ses jambes chancelantes, elle explora ses dents du bout de la langue. Elles étaient solides, aucune ne branlait ni ne manquait. Son visage avait été éraflé par la grossière tunique de Nadric, et ses lèvres étaient tuméfiées, mais elle n’était pas blessée. Elle se le répéta pour s’en convaincre. Elle n’était pas blessée, et elle était libre de sortir de la ruelle. Aussi libre que quelqu’un en robe de gai’shaine pouvait l’être, en tout cas. S’il y en avait beaucoup comme Nadric, qui ne respectaient plus la protection qu’assuraient ces robes, alors le désordre n’allait pas tarder à s’installer chez les Shaidos. Certes, le camp deviendrait plus dangereux, mais il y aurait davantage d’occasions de s’évader. C’est ainsi qu’elle devait envisager la situation. Elle avait appris quelque chose qui pouvait lui être utile. Si seulement elle pouvait cesser de frissonner.
À contrecœur, elle leva les yeux sur son sauveur. Elle avait reconnu sa voix. Debout à l’écart, il la regardait calmement, sans aucun élan de sympathie. Elle se dit qu’elle crierait s’il la touchait. Rolan, légèrement plus petit que Nadric, était presque aussi large. Elle avait aussi des raisons de le poignarder. Il n’était pas Shaido, mais faisait partie des Sans-Frères, les Mera clins qui avaient quitté leur clan parce qu’ils ne voulaient pas suivre Rand al’Thor, et c’était lui, effectivement, qui l’avait « faite gai’shaine ». Certes, il l’avait empêchée de mourir de froid le soir de sa capture, en l’enveloppant dans sa propre tunique, mais elle n’en aurait pas eu besoin s’il n’avait pas commencé par lui arracher tous ses vêtements sur le corps. Pour être fait gai’shain, la première étape consistait toujours à être dépouillé de tous ses vêtements. Ça n’était pas une raison pour le lui pardonner.